Cameroun: «Il y a filiation entre le pouvoir et certains juges constitutionnels»
Publié le :
Au Cameroun, le Conseil constitutionnel oblige le pouvoir à organiser de nouvelles législatives, le 22 mars prochain, dans 11 circonscriptions anglophones. Est-ce à dire que les juges constitutionnels sont indépendants, contrairement à ce qu'affirme l'opposition ? L'essayiste camerounais Jean-Bruno Tagne a été journaliste au quotidien Le Jour et à la chaîne de télévision privée Canal 2 International. Il y a six mois, il a publié aux Éditions du Schabel « Accordée avec fraude ». En ligne de Yaoundé, il est notre invité.

RFI : ELECAM, c’est-à-dire Élections Cameroun, doit organiser des nouvelles législatives le 22 mars prochain dans 11 circonscriptions du Nord-ouest et du Sud-ouest anglophone. À l’origine de ces partielles, une décision du Conseil constitutionnel. Est-ce à dire que les juges de cette institution ont fait un acte d’indépendance ?
Jean-Bruno Tagne : C’est difficile à dire parce que si on ne s’en tient qu’à cela, on peut dire bon voilà effectivement les juges du Conseil constitutionnel ont rendu une bonne décision. Mais en même temps, on se pose quand même des questions. Parce que vous voyez, 11 circonscriptions représentent exactement 13 députés, ce qui ne représente rien par rapport à ce que le parti au pouvoir a déjà obtenu comme élus, c’est-à-dire 139. Et donc il a déjà la majorité absolue, largement la majorité absolue, à l’Assemblée nationale. Il y a un fait en ce qui concerne ce Conseil constitutionnel, c’est qu’une bonne partie de ses membres ont été des militants du RDPC. Or, lors de la dernière élection présidentielle cela a été démontré lors du contentieux électoral, c’est que pendant le contentieux, les noms d’un certain nombre de personnalités faisant partie de ce Conseil constitutionnel étaient encore sur le site internet du parti au pouvoir. Donc il y a des gens qui ont une filiation claire et nette avec le parti au pouvoir, ce qui n’est pas de nature à pouvoir garantir leur indépendance. Pour mieux mesurer l’indépendance de ces personnalités, on pourrait l’apprécier autrement que sur les 11 circonscriptions qui en réalité ne vont rien changer à la donne et à la configuration actuelle de l’Assemblée nationale du Cameroun.
Officiellement le taux de participation à ces législatives a été de 46%, mais selon plusieurs observateurs indépendants, comme la Conférence épiscopale, le vrai taux serait entre 20 et 30%. Est-ce que l’appel au boycott lancé par le MRC de Maurice Kamto a pu contribuer à cette abstention ?
Alors il est évident que l’appel au boycott lancé par le leader du MRC, et pas que du MRC, également pas la patronne du CPP, madame Kah Walla, a eu un impact sur la participation à ces élections. Parce qu’il faut dire que le MRC est sorti quand même deuxième lors de la dernière élection présidentielle, officiellement bien sûr, et donc c’est une élection à laquelle ce parti était largement attendu, et malheureusement, il a décidé de ne pas y aller, et ses militants du coup ne sont pas partis à cette élection. Donc les chiffres qui sont avancés par la Conférence épiscopale me semblent plus proches de la réalité que les chiffres officiels qui ont été annoncés par le Conseil constitutionnel.
À ces législatives, le SDF de Joshua Osih espérait profiter de l’appel au boycott du MRC de Maurice Kamto pour progresser en voix et en sièges, or, même s’il gagne le 22 mars prochain les partielles à venir, le SDF ne fera pas mieux qu’en 2013, comment expliquez-vous ce revers électoral ?
Alors c’est tout simplement la suite, on pourrait dire logique, de la dégringolade que le SDF observe ces dernières années. En réalité, le SDF a perdu de son aura. Beaucoup de Camerounais estiment qu’il y a aujourd’hui une espèce de connivence entre le SDF et le parti au pouvoir et face à une opposition nouvelle, face à de nouveaux leaders de l’opposition qui ont un autre discours, le SDF est totalement largué aujourd’hui.
La percée du nouveau parti PCRN de Cabral Libii, qui obtient 5 sièges, qu’est-ce que cela peut permettre à ce parti de jouer comme rôle dans la nouvelle Assemblée nationale ?
Alors 5 députés à l’Assemblée nationale, cela ne représente pas grand-chose, mais c’est une performance qui est quand même remarquable pour un parti politique qui vient à peine d’être créé. Je pense donc qu’ils pourraient jouer les trouble-fêtes au sein de cette Assemblée nationale, mais sans avoir un impact réel sur le cours politique du Cameroun, au niveau de cette Assemblée nationale.
Dans votre livre, « Accordée avec fraude », paru aux éditions du Schabel, vous écrivez que la réélection du président Biya en octobre 2018 a été marquée par une fraude massive. Quelles sont à vos yeux les principales étapes du processus électoral où il y a eu fraude ?
Alors il y a une triple dimension de la fraude électorale. Il y a la fraude préélectorale, c’est par exemple au moment de l’acceptation des candidatures. On l’a encore vu il y a quelque temps avec les élections législatives et municipales, où un certain nombre de partis politiques de l’opposition, des gens qui voulaient être candidats, avaient du mal à constituer un dossier. Et il y a la fraude électorale maintenant qui consiste à bourrer les urnes le jour des élections, les votes multiples et croyez-moi ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est documenté, c’est clair, c’est une réalité, donc les votes multiples, le bourrage des urnes, les violences sur les représentants des partis politiques dans certains bureaux de vote. Et ensuite, il y a la fraude postélectorale maintenant, c’est à ce moment-là que le Conseil constitutionnel et tous les organes chargés du contentieux électoral entrent en ligne de compte. Donc on est dans une espèce de match de football un peu absurde où vous avez un des acteurs qui se trouve être le président de la République en l’occurrence, qui décide du jour où le match va se jouer, qui décide de qui seront les arbitres, et cela ne date pas d’aujourd’hui…
Depuis les années 1990, vous soulignez le fait que Paul Biya est toujours élu avec des scores très confortables, au-dessus de 70%, mais il y a une exception. C’est en octobre 1992, ou Paul Biya n'a battu John Fru Ndi que de 4 petits points, 39% contre 35%. Est-ce à dire que cette élection a été plus transparente que d’autres ?
En réalité, aujourd’hui, de nombreux observateurs avec lesquels j’ai discuté au moment où j’écrivais mon livre « Accordée avec fraude » m’ont confié qu’effectivement, c’est Fru Ndi qui avait gagné cette élection présidentielle et que le chiffre des résultats avait simplement été inversé. Mais de toute façon, tout cela s’explique par une raison qui est toute simple, c’est que lorsque le président Paul Biya, arrive au pouvoir par un jeu de succession par la volonté d’Ahmadou Ahidjo en 1982, il reste dans le confort du parti unique jusqu’en 1990 lorsqu’il est contraint d’ouvrir le jeu politique à la faveur du discours de la Baule et du vent d’Est comme on l’a appelé. Et donc il est obligé d’accepter le multipartisme et dans la foulée d’organiser des élections. Donc lui qui était dans le confort du monolithisme jusque-là, il n’avait pas à truquer des élections et donc en 1992, il n’y a pas encore une ingénierie de la fraude assez sophistiquée, c’est pour ça qu’il passe à côté de la défaite. Et à partir de cette victoire in extrémis, on a le sentiment qu’à partir de ce moment il a décidé que plus jamais on ne l’y reprendrait.
Mais est-ce qu’il n’y a vraiment que la fraude, est-ce que le RDPC au pouvoir n’a pas réussi un maillage territorial très serré et très efficace sur tout le territoire camerounais ?
Il est évident que le RDPC, c’est une machine qui est indéniable, avec les avantages réguliers et irréguliers liés à sa nature de parti au pouvoir, c’est-à-dire avec une administration qui lui est totalement acquise. Mais ce maillage du territoire ne le rend pas forcément à l’abri d’un coup de pouce de la part d’un certain nombre d’affidés qui trichent pour le parti au pouvoir. Et je vous dis que c’est un phénomène qui est observable depuis la période coloniale jusqu’à nos jours. Le président Ahmadou Ahidjo est arrivé au pouvoir parce qu’il avait bénéficié d’un bon petit coup de pouce de l’administration coloniale française. Certes le RDPC c’est une machine, mais cette machine ne garantit pas un succès à tous les coups, il bénéficie d’un coup de pouce qui n’est pas tout à fait règlementaire.
Un coup de pouce qui date de l’administration coloniale dites-vous et qui vous fait écrire que la fraude au Cameroun, « c’est génétique » . Face à cette machine à gagner qu’est le RDPC au pouvoir, pourquoi l’opposition n’arrive-t-elle pas à se fédérer autour d’un candidat unique ?
C’est un vieux débat, qui à mon avis, est un faux débat. D’abord il ne faut pas penser que l’opposition au Cameroun est un monolithe. Le plus important pour les Camerounais, qu’ils soient partisans ou non, c’est que le jeu soit clair, et pour cela il faut des règles du jeu consensuelles, acceptées par tous les Camerounais. Le plus important c’est le processus, c’est la clarté du processus au Cameroun.
Pour être candidat à la présidentielle, il faut représenter un parti qui a des élus. En boycottant les législatives de cette année, est-ce que Maurice Kamto n’a pas pris un risque pour 2025 ?
C’est un gros risque effectivement qui a été pris par le MRC de Maurice Kamto de ne pas aller à ces élections, mais en réalité, il y a en ce moment dans les conseils municipaux du Cameroun de nombreux partis politiques. Et je pense que le moment venu, si le président du MRC voulait être candidat à une élection présidentielle, il est possible qu’il puisse trouver un parti qui l’investisse comme candidat à cette élection présidentielle.
Un parti qui a des élus dans un conseil municipal ?
Un parti qui a des élus dans un conseil municipal, ça a été le cas par exemple pour Cabral Libii qui allait aux élections, à l’élection présidentielle de 2018, il n’avait pas un appareil politique, mais il a été investi par le Parti univers. Donc pour moi je pense que c’est un risque qu’il a pris, mais c’est un risque forcément calculé. Et il faut également dire que cinq années c’est beaucoup, dans la situation qui est celle du Cameroun aujourd’hui, et tout peut arriver.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne