Chemins d'écriture

Littérature: «Le soleil cou coupé», selon Jean d’Amérique

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Avec James Noël, Mackenzy Orcel et quelques autres, Jean d’Amérique, 26 ans, fait partie de la nouvelle génération de romanciers et de poètes qui incarnent la relève littéraire d’Haïti. Auteur de trois recueils de poèmes et d’une pièce de théâtre, l’écrivain livre avec son premier roman Soleil à coudre, un récit poétique et prometteur de nouvelles aubes littéraires.   

Portrait de Jean d’Amérique.
Portrait de Jean d’Amérique. © Marie Monfils
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« Toute littérature se doit d’apporter quelque chose à l’humanité, ce dont notre esprit a besoin pour rester en vie. Tout comme on a besoin de manger, de boire pour que le corps reste en vie, l’esprit a besoin de nourriture, de mots, de poésies, de lettres pour rester en vie et quand j’écris, c’est vers ça que je vais. Je parle des débris, des loques humaines, des cendres pour construire de la lumière. Le monde n’est pas très beau à voir et avec l’écriture, j’essaie d’apporter un peu de lumière, un peu de beauté… »

Ainsi parle Jean d’Amérique. Il est poète, dramaturge, mais aussi romancier depuis la parution récente aux éditions Actes Sud de son premier roman, Soleil à coudre. Cet Haïtien de 26 ans est considéré comme l’une des voix les plus puissantes de la relève littéraire de son pays. Pour jeune qu’il soit, son œuvre, composée déjà de quatre titres abondamment primés, révèle une maturité, une profondeur et une vaste ambition qui le situent dans la droite lignée de la grande tradition littéraire haïtienne.

On pense à René Depestre, patriarche des lettres haïtiennes, qui écrivait dans l’un de ses beaux poèmes de jeunesse : « Me voici / nègre aux vastes espoirs / pour lancer ma vie / dans l’aventure cosmique du poème… ». L’auteur de Soleil à coudre se revendique aussi de Jacques Roumain et de Jean-Stéphen Alexis, qui sont ses modèles dans l’écriture du « chaos-monde » haïtien.

De la profération à l’écriture

Bien qu’il soit à l'aise dans différents genres, Jean d’Amérique est poète dans l’âme. « J’ai très vite compris que la poésie était ma vraie patrie, mon territoire, mon pays », aime-t-il dire. Il est venu à l’écriture par le slam, médium d’expression poétique orale dont les Haïtiens demeurent toujours très friands. En Haïti, rappelle le poète, « on déclame des poèmes dans les bars, dans les rues, un peu partout ». Bercé par cette tradition de profération de chants depuis son enfance, l’écrivain la perpétue avec ses propres textes dans le cadre des performances poétiques urbaines. Il a été le gagnant du premier concours de slam en Haïti en 2013.

De la profération à l’écriture, il n’y a qu’un pas. C’est en 2015 que Jean d’Amérique le franchit, en publiant son premier recueil de poésie intitulé Petite fleur du ghetto. Suivront deux autres volumes aux titres programmatiques : Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, paru en 2017, suivi d’Atelier du silence, publié en 2020.

Pour l’auteur, ce passage de l’oralité à l’écriture a été une étape importante de sa maturation littéraire. « Dans l’écriture, explique-t-il, c’est un autre travail qui est à l’œuvre, plus systématique, sur la langue que dans les pratiques courantes d’oralité. On essaie de trouver une forme pour dire les choses, une forme qui soit une élévation de la langue, une forme sublimée du langage. C’est tout le travail que j’essaie de faire en écrivant. »   

Acclamés pour leur puissance évocatrice (mention spéciale prix René Philoctète en 2015 et prix de la vocation en 2017), ces volumes poétiques disent la violence et les fracas du monde à travers lesquels les humains sont condamnés à évoluer vers leur destinée de cendres et de nuit éternelle. « Je marche dans mon calvaire d’errance pour tresser des colliers de sang », écrit le poète. Cette poésie qui convoque tous les désastres du monde, ceux de Port-au-Prince comme ceux d’Alep et la guerre en Syrie, frappe par son ambition universelle. « Tous les pays blessés ont une place sous ma peau », proclame le poète. Il dédie son poème à sa référence en écriture, à son maître Jacques Stephen Alexis, auteur de classiques haïtiens, qui s’est « jeté au feu pour brandir sa flamme ».

La poésie de Jean d’Amérique est une poésie profondément engagée, inspirée d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon, qui promène ses lecteurs à travers les ruines et les débris du présent. Son ambition est, selon les dires de l’auteur, d’« arracher à l’avenir sa langue vierge ».

L’Haïti natal

L’espace matricielle de cette poésie est l’Haïti natal du poète, abreuvé de tant de désespoirs et de frustrations, et en même temps emblématique du « Tout-monde » qui est à la fois l’origine et le destinataire de la parole poétique. Originaire de la campagne du sud-est d’Haïti, Jean d’Amérique a quitté en début d’adolescence le village natal de Jackson pour aller rejoindre sa famille dans les quartiers populaires de Port-au–Prince. Il y a connu la violence des rues, mais aussi les livres et la littérature.

Parole à Jean d’Amérique : « J’ai grandi dans une famille, dans un milieu où il n’y avait pas beaucoup de livres. C’est une rencontre qui va se faire un peu tard et de manière un peu inattendue en quelque sorte. Quand je suis arrivé au Port au Prince à 11 ans, j’habitais dans un quartier assez précaire, en périphérie de la ville, où les modèles que j’avais à côté de moi, c’étaient des gamins qui portaient des armes à feu, des jeunes qui étaient engloutis par une spirale de violences. Moi, c’étaient mes professeurs de lycée qui, voyant ce que j’écrivais, m’ont orienté vers des livres. La rencontre avec la littérature, je peux en témoigner, m’a littéralement sauvé. Si je n’avais pas rencontré les livres, qui m’ont ouvert des fenêtres sur le monde et m’ont transmis un autre espoir, je pense que j’aurai beaucoup de ma à devenir quelqu'un aujourd'hui. »

Soleil à coudre

Tout comme sa pièce de théâtre Cathédrale des cochons, parue aux Éditions théâtrales en 2020, Soleil à coudre, le premier roman de Jean d’Amérique s’inscrit dans cette approche poétique de la réalité haïtienne et de ses égarements, qui constitue la marque de fabrique de son œuvre. La mémoire revue et corrigée par l’imagination et portée par une langue métissée et poétique transforme le vécu en littérature.

« Pour écrire mes livres, raconte l’auteur, je puise beaucoup dans mon quotidien, c’est-à-dire ce que je vis moi-même ou ce que je vois autour de moi. J’ai l’impression que j’écris beaucoup avec toutes ces choses que j’ai accumulées sur ma route et à un moment donné, c’est comme si je replonge dans ma mémoire, dans mes souvenirs, pour remonter avec des éléments, des matières que je vais transformer pour qu’ils deviennent littérature. L’imagination a la capacité de transformer le réel en promesse de son dépassement. Au final, si j’ai d’écrire, c’est parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas, parce que je ne suis pas content avec ce que je vois, je ne suis pas content de ce que je vois. Je suis fâché avec le monde tel qu’il est. Les livres sont pour moi une occasion d’en créer un autre. »  L’écriture de Soleil à coudre na guère dérogé à la règle.

Il y a du Cid et du Roméo et Juliette dans ce premier roman du poète. Les Capulet ici sont les pauvres, ceux des quartiers huppés de Port-au-Prince, les Montaigu. Le personnage principal, Tête fêlée, est une Capulet. Elle est surtout une jeune fille sensible, mais qui n’a pas eu beaucoup de chance dans sa courte vie. Elle grandit dans le bidonville de la Cité des dieux, entre déchets et violences. Son père s’est suicidé à la naissance de sa fille et sa mère « se shoote » au rhum, quand elle ne tapine pas dans les rues de la capitale, plus par habitude que par besoin.

Tête fêlée est amoureuse de sa copine de classe, Silence, une Montaigu, mais belle comme le jour. Les deux filles vont s’aimer d’amour tendre, jusqu'au jour où Tête fêlée se fait violer par son professeur d’histoire, qui n’est autre que le père de son amoureuse. La vengeance, inexorable, pour sauver l’honneur ne peut être le dernier mot de ce récit de désir et de quête de beauté, même si, comme tous les habitants de son bidonville, la protagoniste ne connaît comme horizon que le soleil lacéré par les cruautés de la vie.

Soleil à coudre est un récit sombre, porté par « une poésie haute en colère » et en promesses. « Tout commence ici par la poésie et ne finit jamais », dixit son jeune auteur qui n’a de compte à rendre qu’à l’Éternité.


Soleil à coudre, de Jean d’Amérique. Éditions Actes Sud, 144 pages, 15 euros.

 

 

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