Chemins d'écriture

À la recherche de l’espoir, avec l’écrivain d'origine libyenne Hisham Matar

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Venu à la littérature par la poésie, Hisham Matar aime dire que c’est parce qu’il est un « poète raté » qu’il est devenu romancier. Écrivain de langue anglaise, Matar est l’auteur de deux romans et d’un livre hybride à mi-chemin entre récit du retour au pays natal et biographie du père de l’écrivain, Jaballah Matar, mort dans les geôles de Kadhafi dans des circonstances mystérieuses. Romancier talentueux, le fils a fait de la quête du père disparu le thème central de son œuvre, qui est régulièrement acclamée par la critique et traduite dans de nombreuses langues. Un mois à Sienne, son nouveau livre, qui vient de paraître en français se présente comme une déambulation dans la ville toscane, et s’interroge sur le pouvoir et les limites de l’art et de la littérature. À la recherche de l’espoir, avec l’écrivain libyen Hisham Matar.

Hisham Matar, auteur du roman «Au pays des hommes».
Hisham Matar, auteur du roman «Au pays des hommes». Wikipédia/ Daina Matar
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Écrivain d’origine libyenne, Hisham Matar partage sa vie entre Londres où il vit depuis trente ans et New York où il enseigne. Mais lorsque les journalistes lui demandent sur quel siècle, quelle ville porterait son choix s’il avait la possibilité de vivre dans une autre époque, « Sienne », fuse la réponse. « Sienne d’avant la Renaissance », précise l’écrivain. Dans la hiérarchie des préférences de cet auteur cosmopolite, Sienne précède de loin Berlin de l’entre-deux guerres, Rome de Federico Fellini, et même Tripoli où il a grandi.

En 2016, Hisham Matar décide de se rendre à Sienne. La réalisation de son rêve, le temps d’un entracte d’un mois, entre la fin de l’écriture éprouvante d’un livre et peut-être le début d’un nouveau projet littéraire, c’est le thème d’Un mois à Sienne, le livre de près de 150 pages que le romancier vient de publier en traduction française. Le texte s’ouvre sur les circonstances de son départ pour la ville toscane. « Après plus de trente ans d’absence, je suis retourné en Libye, mon pays d’origine, l’endroit où j’ai grandi, celui que j’ai quitté pour m’en éloigner toujours plus. Ce retour a changé ma perception du passé et de l’avenir, et il m’a semblé nécessaire d’y consacrer un livre. Il m’aura fallu trois ans pour l’écrire, et j’ai émergé de cette longue et intense période de travail comme on retrouve la lumière, en clignant des yeux. C’est alors que j’ai décidé d’aller à Sienne… »

Pour Matar, Sienne n’est pas seulement un espace physique, mais la ville est aussi un espace mental, qui a été magistralement mise en scène par ses peintres médiévaux. L’auteur est un admirateur ardent de l’école siennoise de peinture, qui prospéra entre le XIIe et le XIVe siècle, et dont les principaux artistes, Duccio di Buoninsegna et les frères Lorenzetti, pour n’en citer que ceux-là, sont connus dans le monde entier.

À la fois mémoire et récit de voyage, Un mois à Sienne est une invitation à accompagner l’auteur dans ses pérégrinations à travers les musées et les palazzi de la ville, à la découverte des splendeurs de son art. Ponctué de descriptions et d’illustrations de quelques-unes des toiles les plus connues ou les plus énigmatiques de l’école siennoise, ce livre est aussi une réflexion sur le pouvoir qu’a l’art pour conjurer nos hantises existentielles les plus intimes.

« Comme du sel qu’on dissout dans de l’eau »

L’intérêt de Hisham Matar pour l’école de Sienne remonte à 1990, date à laquelle son père Jaballah Matar, figure de proue de l’opposition libyenne de l’époque, fut enlevé par les services secrets du régime Kadhafi. C’est dans la capitale égyptienne où la famille s’était exilée pour échapper aux répressions politiques que les sbires du potentat de Tripoli sont venus kidnapper l’opposant et le ramener en Libye. Il fut jeté dans la célèbre prison d’Abou Salim, avant d’être supposément torturé et tué. Toujours est-il que sa famille ne le reverra plus.

« On l’avait d’abord emprisonné puis, lentement, comme du sel qu’on dissout dans de l’eau, on l’avait fait disparaître », écrit Matar, racontant comment cette disparition brutale du grand homme de sa vie fut à l’origine de sa découverte des tableaux de maîtres siennois. Lorsque son père disparut, Hisham Matar avait à peine 20 ans et vivait déjà à Londres où il faisait alors des études d’architecture. Pour oublier l’incertitude liée au sort réservé à son père, il prit l’habitude de se rendre quotidiennement au musée, la National Gallery de Londres, lors de sa pause déjeuner. C’est ainsi qu’il découvrit les tableaux de la tradition siennoise, passant parfois toute une heure à contempler un tableau, avant de revenir le lendemain pour poursuivre son exploration.

Pour le futur écrivain, cette découverte de la peinture relevait moins d’une coïncidence, que du besoin de puiser de la vitalité face à l’impuissance à laquelle la tragédie familiale l’avait réduite, comme il l’a expliqué lors d’un entretien avec RFI : « Après la disparition de mon père, j’ai été envahi par un profond sentiment d’impuissance et je me suis enfermé dans la peur et le mutisme total. C’est à ce moment-là que je me suis tourné vers la peinture dont la raison d’être est de donner corps à l’imagination, ce qui tout le contraire de la logique de la « disparition ». L’art est lucide, complexe et généreux. Les toiles de maîtres m’ont consolé en m’aidant à me relier avec tout ce qu’il y a de lumineux et de positif dans l’expérience humaine. Un tableau qui vous parle est avant tout un espace accueillant et ouvert, une sorte de refuge. Quand j’ai perdu mon père, le monde me paraissait être un endroit farouchement inhospitalier. L’art fut alors mon antidote contre les cruautés de la vie. »

La disparition de son père est la principale obsession de la vie adulte de Hisham Matar. Devenu écrivain et romancier, il en a fait le thème central de ses deux romans (Au pays des hommes, 2006 et La disparition, 2012) et de son livre inclassable, La Terre qui les sépare, paru en 2017, qui rend compte de son voyage de retour en Libye, en 2012, après la chute du régime dictatorial de Kadhafi. À mi-chemin entre récit de quête du passé, portrait biographique du père à jamais disparu et méditation historico-politique, ce livre a valu à Matar de nombreuses récompenses, dont le prestigieux prix Pulitzer dans la catégorie « biographie ». En trois ouvrages, l’homme a conquis une place de tout premier plan dans le champ littéraire anglophone.

Élégance, sensibilité, économie de moyens sont les marques de fabrique de l’écriture élégiaque de Hisham Matar. Ce dernier aime citer l’Argentin Jorge Luis Borges qui disait que les écrivains n’écrivent jamais les livres qu’ils voudraient écrire, mais plutôt les livres qu’ils peuvent écrire. Matar aime rappeler aussi sa passion pour la poésie qui l’a conduit à l’écriture et son intérêt pour Jane Austen, dont les romans découverts à l’adolescence lui ont ouvert la porte des lettres anglaises et mondiales.

Un sentiment d’espoir

Le statut marginal de l’école siennoise au sein de la grande tradition occidentale de la peinture n’est sans doute pas étranger à la fascination que les peintres issus de cette tradition exercent sur Matar. À la National Gallery, leurs tableaux, écrit-il, « étaient isolés, ne relevant ni de l’art byzantin ni de celui de la Renaissance : une anomalie entre deux chapitres… ». Mais, chemin faisant, il a appris à les apprécier, jusqu’à voir derrière leur anomalie « bousculant l’imagination » la « formulation d’un sentiment d’espoir ». C’est ce sentiment d’espoir qu’il est venu retrouver à Sienne, en se donnant la possibilité d’approfondir sa connaissance de l’art et l’univers siennois.

À Sienne, il passe l’essentiel de son temps dans les musées, d’abord au Palazzo Pubblico où sont exposées les magnifiques fresques mêlant le politique et le mythologique peintes par Ambrogio Lorenzetti, puis à la Pinacothèque et au musée de la Cathédrale où sont accrochés les tableaux d’inspiration religieuse, notamment celui de Duccio, le plus connu des peintres siennois. Les pages que consacre Matar à ces tableaux sont passionnantes. Elles fourmillent d’intuitions et d’observations perspicaces sur le traitement par les artistes de leurs sujets, qui vont des questions de la gouvernance à l’État de droit, en passant par le bien commun, la justice, la paix, la guerre, la prédestination, ou encore le problème de la foi. Ces toiles, produites dans la Sienne républicaine d’avant la Renaissance, témoignent de la maturité du débat politique de l’époque, qui entre en résonance avec les propres inquiétudes de l’auteur sur l’évolution du monde arabe dont il est issu.

Les tableaux témoignent aussi d’une étonnante modernité esthétique. « L’école siennoise est optimiste, mais aussi flatteuse en ce que sa peinture fait confiance à notre présence, notre intelligence et notre volonté de participer », écrit Matar. Son livre nous plonge dans les couleurs, dans les motifs délicats des œuvres, sans oublier d’attirer l’attention sur le dialogue que les artistes réussissent à engager avec les spectateurs. Ces « tableaux sont des exemples précoces du genre d’art qui deviendra ensuite prépondérant, où l’existence subjective du spectateur est nécessaire à la complétion de l’œuvre », ajoute Matar.

Si l’exploration des tableaux constitue le cœur vibrant d’Un mois à Sienne, l’action de ce récit se déroule aussi à l’extérieur, dans les « ruelles sinueuses », sur la fameuse place - « la Piazza del Campo » - où la ville « prend sa source », dans ses marchés qui rappellent à l’auteur les marchés colorés et bruyants de son pays. Ses pas le conduisent aussi au cimetière, au-delà des remparts. C’est là, assis sur un banc, par une journée ensoleillée, avec une vue panoramique sur le paysage bucolique de la campagne siennoise, que l’écrivain comprend tout d’un coup qu’il n’était « pas venu à Sienne pour seulement contempler des tableaux. J’étais aussi venu y faire mon deuil en solitaire, étudier la nouvelle topographie qui s’offrait à moi et déterminer comment s’avancer désormais ». La topographie de l’avenir incertain sur laquelle s’ouvre cette scène centrale du livre n’est pas toutefois dépourvue d’espoir et d’optimisme, qui sont peut-être pour Hisham Matar, orphelin inconsolé, les principales leçons à retenir de sa longue fréquentation des maîtres anciens de Sienne.

Ce n’est sans doute pas accidentel que son livre se termine à New York où l’auteur se rend à son retour de Sienne et où il est né. C’est la fin d’un cycle avec la réalisation quasi-proustienne de la capacité de notre mémoire à restituer le passé dans toute sa matérialité et de l’immense pouvoir de « consolation » de l’art qui grave le passé dans le marbre de notre imaginaire. « Peut-être, écrit Matar, toute l’histoire de l’art relève-t-elle de cette ambition : chaque livre, chaque tableau, chaque symphonie serait alors une tentative de faire le récit fidèle de tout ce qui nous concerne. »

Un mois à Sienne est le récit aussi poignant que lucide de cette prise de conscience.  


Un mois à Sienne, par Hisham Matar. Editions Gallimard, 139 pages, 14 euros.   

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