Grand reportage

Inde: les laissés-pour-compte du «modèle du Gujarat»

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L’État du Gujarat, aussi peuplé que la France, élit à partir de ce jeudi 1er décembre son Assemblée. C’est ici que Narendra Modi a bâti sa légende avant de prendre la tête de l'Inde. Dans cet État vitrine, on trouve des ponts et autoroutes flambants neufs, la plus grande statue du monde, le plus grand stade de cricket du monde. Mais les populations tribales, les musulmans et les basses castes semblent oubliés par le modèle des nationalistes hindous.

Le stade Narendra Modi, le plus grand du monde, et ses bidonvilles.
Le stade Narendra Modi, le plus grand du monde, et ses bidonvilles. © Côme Bastin/RFI
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De notre correspondant en Inde,

Dans la ville de Vadodara, ils sont des milliers à être venus voir leur héros, Narendra Modi. Ancien ministre en chef du Gujarat, le Premier ministre indien fait campagne activement dans « son » État, qu’il aime présenter comme un modèle. « Le BJP, c'est synonyme de développement », juge, parmi la foule, Jadhi Shahire, 46 ans. « Modi l’a prouvé avec de nombreuses usines et des infrastructures de classe mondiale au Gujarat. Les autres États devraient s’en inspirer ! »

Parmi les dernières réalisations du BJP dans le Gujarat, la plus grande statue du monde (182 mètres), érigée à côté d’un barrage géant. Un chantier que Ramesh Vasava, défenseur des populations locales, semble moins apprécier que les touristes : « L'eau stockée dans le barrage permet de générer de l'électricité et d’alimenter des fermes éloignées. Les touristes, certains agriculteurs, les entrepreneurs, sont contents. Mais les locaux, eux, se sont fait voler leurs terres et n’ont plus d’eau. »

Au bord d’une route neuve, des familles expulsées tentent de manifester. « On a été informés la veille et embarqués sur un camion avec nos bagages », raconte Balu Bhai, 49 ans. « Tout le monde devrait être relogé correctement, mais le BJP a supprimé cette clause. Environ 15 000 personnes sont affectées. » Un homme âgé brandit des documents de propriété. « J’ai été déplacé dans un village qui est devenu une île à cause de la montée des eaux liée au barrage. Il faut prendre le bateau pour y accéder et il n’y a pas d'électricité ! Le gouvernement fait la sourde oreille. »

Ambiance plus détendue sur les berges rénovées de la rivière Sabarmati, qui traverse Ahmedabad, la grande agglomération du Gujarat, avec 8 millions d'habitants. « Ce qu’a fait le BJP pour la ville, c’est excellent pour les personnes âgées », se réjouit un couple venu admirer un nouveau pont piéton futuriste. 

Des indicateurs peu flatteurs

Plus au nord, s’élance le plus grand stade du monde, baptisé au nom de l’enfant prodige du Gujarat. « Modi est notre héros », explique un de ses partisans. « Il a fourni de l'électricité et de l'eau à tous les villages. L’opposition parle d’inégalités pour polémiquer. »

Un enthousiasme qui se heurte à la réalité. Si le PIB du Gujarat le place en cinquième position parmi les États indiens, l’indicateur de développement humain (IDH) est à la traîne, en 21e position. Le Gujarat ne consacre que 13% de son budget à l'éducation, une somme faible et inégalement répartie. « Dans 92% des villages, les Intouchables ne peuvent entrer dans les temples. Dans 54% des écoles publiques, ils font une queue séparée pour le déjeuner », dénonce Martin Macwan, défenseur des droits humains et co-auteur d'une importante étude. « Le "Modèle du Gujarat" coexiste très bien avec les inégalités. »

Dans l’immense bidonville musulman de Bombay Hotel, coincé entre un lac toxique et une décharge géante, ces inégalités sautent aux yeux. Rashida, la cinquantaine, travaille pour l’association Jan Vikas. « Les gens ont été forcés de s'installer dans ce véritable trou à merde », lance la travailleuse sociale. « J’essaie de faire ce que je peux pour améliorer leur sort. » « L'odeur est abominable et les déchets s'infiltrent dans les maisons », se plaint auprès d’elle une femme âgée. « Cela crée énormément de maladies que les gens n'ont pas les moyens de soigner. On doit cuire nos aliments avec du plastique, faute de pouvoir acheter du bois. »

Le souvenir tenace des émeutes de 2002

Comme beaucoup, Rachida s’est installée ici après les terribles émeutes anti-musulmanes de 2002. « Un jour, on a appris que des musulmans avaient fait brûler un train. Je ne voulais pas y croire. Mais une foule d’hindous extrémistes est venue nous tuer et nous avons dû fuir. » Vingt ans plus tard, la tragédie hante encore les esprits et ghettoïse le tissu urbain. « Après 2002, on m'a viré de mon usine sous le motif que j'étais musulman », raconte Muaf Seikh, 64 ans. « Aujourd’hui, même un petit marchand de légumes musulman se voit demander ses papiers lorsqu’il s’aventure dans un quartier hindou. »

Les discriminations ne touchent pas que les musulmans ou tribaux. Juste à côté de l’Ashram de Gandhi, icône de la nation et opposant aux castes, se cache un bidonville. « Nous n'avons pas d'électricité et on doit pirater l'eau sur les tuyaux de la ville », se plaint Ishwar, hindou de basse caste, né ici il y a 30 ans. « Lorsque des VIP rendent hommage à Gandhi, la municipalité installe des filets pour nous cacher. » 

En dépit de ces injustices, de la concurrence du parti du Congrès ou de l’AAP, le BJP peut compter sur une majorité confortable, juge Deepali Trivedi, fondatrice du média indépendant Vibes of India. « Les indicateurs de développement humains, ça n'a pas beaucoup d’impacts ici. Ce qui compte, ça reste malheureusement l’identité, la caste, la communauté. »

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