Grand reportage

Kladno, une ville tchèque à la reconquête de sa friche industrielle

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Kladno a, pendant plus d’un siècle, été le haut lieu symbole de la sidérurgie conquérante tchécoslovaque. Mais, depuis vingt-cinq ans, cette ville voisine de Prague porte les stigmates d’une désindustrialisation qui a coïncidé avec la chute du communisme en République tchèque. Une friche industrielle s’étend sur plusieurs centaines d’hectares et défigure la ville jusqu’en son cœur. La mairie, en quête d’une nouvelle zone industrielle, veut réhabiliter l’ancien site laissé à l’abandon. Les enjeux de cette revitalisation sont multiples.

Kladno, un passé industriel en quête de renouveau.
Kladno, un passé industriel en quête de renouveau. © Sylvie Noël/RFI
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Au début du siècle dernier, Kladno était surnommée la « Manchester tchèque » en raison de son développement industriel rapide après la découverte de mines de charbon dans les années 1850. L’empereur François-Joseph Ier lui accorde, en 1898, le titre de ville minière royale. Quand Karl Wittgenstein installe une fonderie à Kladno, en 1889, plus de 150 mines de charbon sont en activité.

L’entrepreneur et industriel autrichien a fait fortune dans l'acier et la sidérurgie. Il est devenu l'un des principaux « maître de forges » de l’Empire austro-hongrois. Il baptise cette nouvelle usine d'après le nom de sa femme, Léopoldine. La légendaire Poldi est née. Elle devient un emblème de l’industrialisation. C’est l’une des plus importantes usines métallurgiques d’Europe. Un fleuron de l’économie tchèque.

Vaclav Jamek, écrivain de langue française et tchèque, est né à Kladno en 1949. Il se souvient de l’usine Poldi, de la lueur rouge qui éclairait le ciel, quand il était enfant. « De temps en temps, le ciel s'éclairait le soir, d'une grande lueur rouge. C'était lié aux hauts-fourneaux. Quand les hauts-fourneaux ont disparu, la lueur rouge a disparu. Mais je l’ai connue quand j'étais enfant. »

VIDEO VACLAV JAMEK

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Kladno, un passé industriel en quête de renouveau.
Kladno, un passé industriel en quête de renouveau. © Sylvie Noël/RFI

Kladno était aussi une ville rouge aux convictions syndicales bien ancrées. « Maintenant, elle est à droite, précise Vaclav Jamek. Mais jusqu'au changement du régime, la ville a été un centre du mouvement ouvrier. À Kladno, on se souvient toujours de la grande grève de 1889, noyée dans le sang. » Un film, The Strike, immortalise ce conflit social, en 1947.

Son père était ouvrier à Poldi, mais Vaclav Jamek n’a pourtant jamais pénétré dans l’usine. « C'était très sévèrement gardé et je m'arrêtais à la porte quand je venais voir mon père. » Une ville dans la ville. Mais c’était au temps de la toute-puissance du charbon et de la sidérurgie. La splendeur n’est plus qu’un souvenir. L’usine Poldi commence à décliner sous le régime communiste. Après 1989, le processus de privatisation échoue. L’acheteur, Vladimir Stehlik, considéré comme le sauveur de l’industrie nationale, devient le fossoyeur de l’aciérie la plus célèbre du pays. Le scandale tient en haleine les Tchèques pendant des années. L’usine ferme ses portes en 1997 et 20 000 employés se retrouvent au chômage. 

Vaclav Jamek a déjà quitté Kladno, mais il se souvient que « les gens étaient assez furieux, d’autant que Poldi n’était pas une entreprise condamnée par avance. C’était vraiment la faute de ceux qui avaient voulu privatiser l’usine ». Kladno devient une cité-dortoir. Elle accueillait chaque jour des dizaines de bus remplis d’ouvriers venus de Prague. Désormais, ses habitants rejoignent Prague, chaque jour, pour y travailler. 

Aujourd’hui encore, plus de vingt-cinq ans plus tard, Kladno est comme balafrée : une immense friche industrielle de plusieurs centaines d’hectares dévore le cœur même de la ville. 

Diaporama Fiche industrielle de Kladno

Les années 1990 signent, à Kladno, la fin de l’activité sidérurgique mais aussi de l’extraction minière. Le musée de la mine de Mayrau reste aujourd’hui le témoin de cette époque révolue depuis la fermeture de la dernière mine du district en 1997. Le musée a ouvert en 1994 à l’occasion du 120e anniversaire de la mine. Il retrace l’épopée minière du site de Vinarice, près de Kladno.

La visite est une plongée dans le quotidien des mineurs de fond. Le temps y semble suspendu. Le dernier chariot remonté, l’immense salle où les centaines de mineurs suspendaient leurs vêtements de travail en fin de journée, avant la douche collective. Autant de lieux figés au dernier jour de travail. 

Diaporama Mine de Mayrau

L’ancien maire de Kladno, Dan Jiranek, nous a donné rendez-vous dans la friche, à côté des trois hauts-fourneaux qui trônent toujours sur un vaste terrain vague. Des arbres poussent désormais au sommet des trois immenses cheminées. « Ces trois hauts-fourneaux sont le symbole de l’histoire industrielle du site. C’est aussi le signe que la nature reprend ses droits. »

Dan Jiranek, qui fut maire de Kladno entre 2010 et 2014 puis entre 2018 et 2020, a un lien particulier avec l’usine Poldi. Il fut apprenti, obligé de se former à un travail manuel, car « je ne pouvais pas aller à l’université. Mes parents avaient été expulsés du Parti communiste tchèque pour avoir participé au mouvement de démocratisation de 1968. Après l’intervention soviétique, tous les démocrates qui ne se repentaient pas de leurs erreurs étaient expulsés ». 

Dan Jiranek finira par étudier à l’université et travaille à l’unité recherche quand il quitte Poldi, en 1996, quelques mois avant la faillite. Il est élu maire de Kladno en 2010, trois ans après la fermeture de l’usine. La réhabilitation de la friche Poldi n’est pourtant pas sa priorité. « Notre plus grand défi était de traverser avec succès cette période d’incertitude liée à la chute du communisme. Il fallait penser aux milliers d’ouvriers licenciés après la faillite. Avec un taux de chômage de 10%, ce qui est très élevé au regard des standards tchèques, la question centrale était celle des transports en commun pour que les gens puissent se rendre à Prague, où se trouvaient les emplois. Sur cette friche, nous ne pouvions rien faire, car nous avions perdu tout contrôle sur le site, à l’issue de l’échec du processus de privatisation. » 

L’équipe municipale décide alors de développer une autre zone industrielle sur du terrain agricole, dans le sud de la ville. « Ce fut l’une des premières zones industrielles modernes en République tchèque », précise Dan Jiranek qui se souvient « de la décision de bon augure quand une compagnie japonaise s’y installe. Cela a incité d’autres investisseurs à venir ». Quelques années plus tard, c’est Lego qui choisit Kladno. Le Danois a désormais deux usines sur place. L’une emploie 2 000 personnes, l’autre 150.

Un succès industriel local

Si des entreprises étrangères ont su relancer l’économie locale, la privatisation de Poldi a aussi permis un succès industriel local. Celui de l’entreprise Beznoska, qui commercialise des prothèses orthopédiques. Aujourd’hui, son atelier se trouve toujours dans le bâtiment qui accueillait, depuis les années 1960, la branche prothèse de l’usine Poldi. L’homme de cette réussite industrielle, c’est Vladimir Beznoska. Employé chez Poldi, il venait de prendre sa retraite, après avoir dirigé pendant trente ans la filiale prothèse de Poldi. Son petit-fils et directeur marketing, Pavel Milata, raconte la naissance de l’entreprise familiale. « Après la chute du communisme, les dirigeants tchécoslovaques ont décidé de privatiser l’entreprise Poldi. Les employés ont alors demandé à mon grand-père, qui avait pris sa retraite, de revenir. Il était très strict, mais juste. Les gens l’aimaient beaucoup. C’est ainsi qu’il a abandonné sa retraite et, en 1992, il a fondé la société Beznoska, mais il avait déjà 70 ans. » Vladimir Beznoska reste PDG de l’entreprise jusqu’en 2012. C’est ensuite le père et aujourd’hui le frère de Pavel Milata qui préside aux destinées de l’entreprise. Beznoska exporte environ un tiers de ses implants, principalement en Europe, mais aussi en Afrique du Sud, avec pour projet de pénétrer le marché sud-américain, avec notamment le Brésil. 

Les implants commercialisés par la société sont exposés sur une table. Pavel Milata attire notre attention sur une prothèse de hanche. « C’est la cinquième génération. » Conçue par Poldi en 1968, elle a été baptisée « la tige d’acier de Poldi ». Deux cent cinquante mille opérations réalisées avec cet implant. À côté de l’« ancêtre », le petit nouveau : une prothèse beaucoup plus petite, à laquelle Pavel Milata promet un avenir prometteur. Il s’agit d’Elis, un implant trapézo-métacarpien. « Je suis persuadé que cet implant va prendre une dimension considérable dans les années à venir, car les traumatismes du pouce se multiplient en raison de l’utilisation excessive des téléphones portables. » 

Le casse-tête de la réhabilitation de la friche industrielle

Pour comprendre le casse-tête que représente, pour chaque équipe municipale de Kladno, la revitalisation de la friche industrielle, il faut regarder une carte de la ville. L’une d’elle trône dans le bureau d’Ondrej Rysk. Conseiller municipal chargé du développement urbain, il est l’une des chevilles ouvrières de cette réhabilitation. On comprend l’ampleur de la tâche quand Ondrej Rysk délimite sur la carte les contours de la friche : « Presque la moitié de la ville est en fait une friche industrielle. Elle commence derrière la mairie, où se trouvait la fonderie, donc à 200 à 300 mètres du centre-ville. » Plus de 350 hectares au total. Une partie sera rattachée à la ville pour la construction de logements et de commerces, l’autre doit accueillir de nouvelles industries, principalement des entreprises de l’industrie légère. Mais, revitaliser une friche industrielle implique une décontamination des sols. À Kladno, le processus est complexe, car la zone ne compte pas moins de 200 propriétaires. « La plupart des terrains de la friche sont des propriétés privées, c’est donc aux propriétaires d’assurer la décontamination. Pas à la mairie », précise le conseiller municipal. 

Devant cette tâche immense, la mairie peut compter sur les conseils techniques du UCEEB qui accompagne aussi Prague dans la réflexion sur le développement urbain. Cet institut de recherche pour le développement durable de l’Université technique tchèque de Prague (CVUT) s’est installé sur la friche, il y a neuf ans. Michal Kuzmic est coordinateur de projet pour le UCEEB. Il est impliqué dans le projet SPARCS* auquel a adhéré Kladno. L’objectif est de créer un réseau de communautés durables à énergie positive et à zéro carbone. Dans cette perspective, Michal Kuzmic appelle de ses vœux une réhabilitation ambitieuse. « Il y a un véritable intérêt à faire du développement de cette friche une vitrine des nouvelles technologies en matière de production d’énergies renouvelables, de développement durable, de bâtiments à énergie positive. Pour y parvenir, le principal défi est de pouvoir conclure des partenariats au bon moment avec les investisseurs. En tant qu’institut de recherche, nous découvrons parfois l'existence d'investissements lorsqu’ils sont quasiment conclus. C’est un problème, car dans ce cas, vous ne pouvez plus influencer les choix, faire valoir les technologies disponibles. C’est un potentiel gaspillé. »

Le projet Panattoni

Après des années d’abandon, un projet de revitalisation d’une partie de la friche a émergé à l’initiative de Panattoni associé au groupe d’investissement RSJ. Panattoni, compagnie américaine, est l’une des plus grandes sociétés privées de développement d’espaces industriels dans le monde, avec 53 bureaux en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. « L’un des éléments constitutifs de l'ADN de Panattoni, c’est le développement de friches industrielles », nous explique Pavel Sovicka, directeur général pour la République tchèque et la Slovaquie depuis 2008. Il nous reçoit dans ses bureaux installés à Prague et reconnaît que rénover des friches est toujours risqué. « On ne sait jamais avec les friches industrielles ! Vous avez beau tout prévoir, avoir acquis de l’expérience, mais vous ne savez jamais ce que vous allez découvrir tant que vous n’avez pas creusé. » Le développeur d’espaces industriels précise que le précédent propriétaire a assuré la dépollution du sol.

Le projet est de construire deux vastes entrepôts sur 88 500 mètres carrés avec 2 000 emplois à la clé. Pavel Sovicka vante les atouts de cette revitalisation : « Les entreprises bénéficieront d’un emplacement idéal avec des infrastructures déjà disponibles, de la proximité de l'aéroport et des universités de Prague. Pavel Sovicka apprécie la volonté affichée de l’équipe municipale de Kladno de développer son parc industriel, alors qu’à Prague, certains projets engagés en 2014 par Panattoni sont toujours en attente de permis. « À Prague, la principale préoccupation est de savoir combien de logements ou de bureaux seront construits. Les entreprises sont repoussées toujours plus loin de la ville. » Début prévu des opérations cet été, pour une fin des travaux espérée en 2028. Les brochures de Panattoni font souvent référence à Poldi. Interrogé sur cette volonté affichée de s’inscrire dans une continuité historique, Pavel Sovicka acquiesce : « C’est un nom, un logo dont tout le monde se souvient. »

Le choix des entreprises

Ondrej Rysk, tout comme Dan Jiranek, ont insisté, lors de nos entretiens, sur la vigilance qu’ils porteraient aux activités des entreprises qui s’installeront. L’un et l’autre rejettent des entreprises chimiques polluantes, ou un grand nom de la logistique, qui implanterait des entrepôts géants générant une intense circulation de camions et peu d’emplois.

Mais seront-ils en mesure d’imposer leurs choix face aux investisseurs ? Si le conseiller municipal reconnaît qu’il sera difficile de s’imposer face au secteur privé, l’ancien maire de Kladno, Dan Jiranek, aujourd’hui président du comité de la Bohême centrale sur l’impact environnemental des activités industrielles, est plus optimiste : « On pourra se le permettre, vu le taux de chômage ici. On pourra dire non à toute entreprise qui ne conviendra pas à notre réglementation en matière d’impact sur l’environnement. On a les moyens de patienter pour avoir des propositions qui correspondent à nos attentes. »

Le club de hockey espère un sponsor

Un autre dirigeant espère beaucoup d’une reprise de la vie économique à Kladno. C’est le président du fan club de l’équipe de hockey sur glace : Jaroslav Zelenka. Pour tout amateur de ce sport, le nom de Kladno est immanquablement associé à celui de Jaromir Jagr, le plus grand joueur de hockey tchèque, une idole nationale. Du temps de la grandeur de l’usine Poldi, les finances du club, fondé en 1924, étaient assurées et l’équipe caracolait en tête du championnat. 

Aujourd’hui, Jaromir Jagr est revenu dans sa ville d’origine. À 50 ans, il continue à jouer et porte à bout de bras les « Chevaliers de Kladno » qui ont regagné péniblement l’Extraliga (première division), mais restent sous la menace d’une relégation. Le retour de Jaromir Jagr et son implication ravissent Jaroslav Zelenka mais ne sont pas de nature à le rassurer totalement. « Je suis toujours inquiet concernant les finances. Tout repose sur Jaromir Jagr, sur sa capacité à récupérer assez d’argent pour financer le club. » Président du club de fans depuis vingt ans, Jaroslav Zelenka regrette aujourd’hui qu’« il n’y a plus d’entreprise assez importante pour financer un club de hockey, ou si elles en ont les capacités, il n’y a plus de volonté de jouer le rôle de principal sponsor ».

Kladno a aussi son groupe de rock alternatif. Zrni est composé de cinq musiciens. Ils se sont rencontrés alors qu’ils étaient au lycée à Kladno. Jan Fiser, le violoniste, veut croire que la ville de son adolescence a influencé la musique du groupe. La pochette de leur premier album a été prise dans la friche de Poldi, en 2009. « Kladno est une ville laide, mais nous essayons de voir sa beauté cachée. Sur le premier album, Voni, nous avons une chanson dont le refrain dit : "Bonjour, je vais prendre une bière" (rires). Quand on veut voir un peu de poésie dans des endroits laids, il faut parfois prendre une bière ». En février dernier, Zrni a enregistré son dernier album : Siroko Daleko. Et même si, à l’exception du bassiste, ses membres vivent désormais à Prague, l’une des chansons évoque encore Kladno. « Nous avons l'habitude de dire que nous sommes les enfants des fleurs de Kladno, parce que nous étions tous des hippies en ces années-là. Je pense qu’il s'agit surtout d’un certain état d’esprit, la joie d'être entre amis, de faire de la musique, de ne se soucier de rien d’autre. Le temps de notre jeunesse à Kladno. »

À Kladno aujourd’hui, la ville veut croire à une seconde jeunesse. La future zone d’activité, qui s’installera sur la friche Poldi, lui rendra peut-être sa grandeur passée.

(*) Le projet SPARCS a le soutien financier du programme de recherche et d'innovation Horizon 2020 de l'Union européenne.

« Kladno, une ville tchèque à la reconquête de sa friche industrielle », un Grand reportage réalisé par Pauline Leduc. 

Financé par l’Union européenne. Les points de vue et avis exprimés n’engagent toutefois que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de l’Agence exécutive européenne pour l’éducation et la culture (EACEA). Ni l’Union européenne ni l’EACEA ne sauraient en être tenues pour responsables.
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