Grand reportage

Les «nouvelles routes de la soie» en Afrique: l’heure du scepticisme?

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Quatrième épisode de notre série « nouvelles routes de la soie, dix ans après ». Des centaines de « méga-projets » financés par Pékin ont vu le jour en Afrique où ils suscitent l'optimisme des populations mais aussi parfois le scepticisme. Le partenariat « gagnant-gagnant » vanté par la Chine a-t-il réellement profité aux pays partenaires ? Réponse au Kenya, en Zambie, en Ouganda et au Sénégal, où Albane Thirouard, Romain Chanson, Lucie Mouillaud et Théa Olivier ont emprunté ces « nouvelles routes de la soie ».

Au Kenya, les projets financés avec des prêts chinois et aux bénéfices très décevants, comme le développement du port de Mombasa et la ligne ferroviaire Nairobi-Mombasa, font l'objet de critiques régulières.
Au Kenya, les projets financés avec des prêts chinois et aux bénéfices très décevants, comme le développement du port de Mombasa et la ligne ferroviaire Nairobi-Mombasa, font l'objet de critiques régulières. © Baptiste Condominas/RFI
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Il faut compter cinq à six heures de train pour relier Nairobi, la capitale kényane, à Mombasa, ville portuaire de la côte Est. La ligne, lancée en 2017, est le plus grand projet chinois au Kenya : 3,2 milliards de dollars, financés presque intégralement par un prêt de Pékin.

Cet après-midi, au départ de Nairobi, le wagon est rempli. Lilith Omboko, l’une des passagères, travaille à Mombasa. Elle prend le train toutes les deux semaines. « C’est beaucoup mieux que ce que nous avions avant, se réjouit-elle. Le train prenait beaucoup plus de temps, jusqu’à 12 heures. Alors les gens utilisaient surtout le bus, parfois l’avion mais c’est plus cher. »

Il faut compter 1 000 shillings kényans soit sept dollars pour un ticket en classe économique. À l'entrée du wagon, le drapeau de la Chine trône à côté de celui du Kenya. À Mombasa, les voyageurs sont accueillis par la statue du grand explorateur chinois du XIVe siècle, Zheng He. Un personnage historique aujourd’hui figure de proue des « nouvelles routes de la soie ».

La gare de Nairobi, la capitale kényane, pour le train Standard Gauge Railway qui relie Mombasa à l'est du pays. La ligne lancée en 2017 a été construite et financée presque en intégralité par les Chinois. Elle a permis de transporter 2 millions de voyageurs l'année dernière.
La gare de Nairobi, la capitale kényane, pour le train Standard Gauge Railway qui relie Mombasa à l'est du pays. La ligne lancée en 2017 a été construite et financée presque en intégralité par les Chinois. Elle a permis de transporter 2 millions de voyageurs l'année dernière. © Albane Thirouard/RFI

Moins de profits qu’attendu

En 2022, la ligne a permis de transporter plus de deux millions de voyageurs mais aussi des marchandises. Son point de départ, le port de Mombasa, est stratégique pour Pékin. « L’intérêt pour le pays s’inscrit dans l’objectif à long-terme de Pékin, qui est de connecter l’océan Indien avec l’intérieur du continent africain, explique Peter Kagwanja, à la tête du think-thank kényan Africa policy institute. L’idée est de débarquer ses biens à Mombasa, de les acheminer jusqu’au Congo puis d’atteindre la côte atlantique et ainsi de faire du commerce avec l’Amérique ».

Le développement du port de Mombasa a toutefois été entaché par des affaires de corruption et de mauvaise gestion. Des critiques régulières contre les projets financés avec des prêts chinois au Kenya et aux bénéfices très décevants. C’est le cas de la ligne Nairobi-Mombasa, déplore Michael Mchege, économiste à l’Université de Nairobi.

« Nous nous retrouvons à devoir utiliser l’argent du contribuable pour rembourser le prêt alors que 60% des revenus de l’État vont déjà dans le remboursement de la dette. Cette dette, ce n’est pas que la Chine d’ailleurs. La part de la Chine c’est environ 20%. Mais le problème, c’est que les autres bailleurs sont prêts à s’asseoir pour négocier un rééchelonnement de la dette, mais pas Pékin. »

À Mombasa, les habitants rencontrés semblent, eux, loin de ces débats. Ces critiques n’ont pas empêché non plus le président kényan William Ruto d’évoquer de futurs projets avec la Chine en juillet dernier (2023) lors d’une rencontre avec Wang Yi, chef de la diplomatie chinoise.

Des conteneurs stockés dans le port de Mombasa.
Des conteneurs stockés dans le port de Mombasa. © ©Albane Thirouard/RFI

Emprunts chinois en Zambie : « On en a payé les conséquences »

Nous mettons maintenant le cap vers la Zambie où l'influence de la Chine est financière. Nous arrivons au terminal 2 de l'aéroport international de Lusaka, financé et construit par des Chinois. La Chine détient la moitié de la dette zambienne. Dans un premier temps, ce recours massif à l'emprunt a favorisé le développement du pays. Éric Rambeloson est un entrepreneur français qui vit à Lusaka depuis plus de 20 ans, il a vu l'évolution de la Zambie et ses dérives.

« En 2011, il y a eu un changement de parti. Le président de l’époque [Michael Sata] a voulu se focaliser sur l’investissement d’infrastructures. La Chine étant présente, ils se sont tournés vers Pékin. On en a payé les conséquences par la suite. »

Le 18 novembre 2020, en pleine pandémie du Covid-19, les autorités annoncent ne plus être en mesure de rembourser ses créanciers. La dette, et le défaut de paiement qui a suivi, ont profondément fragilisé l'économie zambienne, explique Peter Mumba, coordinateur de l’Alliance de la dette, une organisation de la société civile.

« La dette a eu des conséquences sur quasiment l'ensemble des Zambiens. Si vous regardez le budget du pays pour 2022, près de la moitié est consacrée au remboursement de la dette. Ce fardeau a eu un effet sur des éléments fondamentaux de l'économie comme l'inflation, le taux de change et par conséquent, la hausse du coût de la vie. »

Flambée des prix

Au City Market, le plus grand marché de Lusaka, la question du coût de la vie fait consensus entre clients et commerçants : les produits de base sont trop chers. Anna Muvenga vend du pain de mie sur un coin de rue. « Le prix du pain augmente, le coût de la vie est de plus en plus cher... On se bat pour survivre. Il y a beaucoup de produits qui deviennent chers, ça fait deux ans que ça dure. »

Robert Mwansa est un passant qui ne comprend pas comment la Zambie, un pays riche en ressources naturelles comme le cuivre, se retrouve à manquer d’argent. « La Zambie produit énormément d'argent chaque année, plus de 20 milliards de dollars par an, donc je ne comprends pas pourquoi cette dette fait souffrir le peuple. On a assez de ressources pour effacer cette dette, l'Afrique est le continent le plus riche du monde, la Zambie est aussi une terre de richesses. »

En Zambie, l'entrée du JCS Food market, centre commercial et d'affaires chinois de Lusaka, la capitale, en juillet 2023.
En Zambie, l'entrée du JCS Food market, centre commercial et d'affaires chinois de Lusaka, la capitale, en juillet 2023. © Romain Chanson/RFI

Robert Mwansa reconnaît que le pays manquait cruellement d'infrastructures et que les nouveaux aménagements sont les bienvenus. Mais une limite a été franchie.

Si j’avais l’occasion de recommencer, je ferais la même chose

Ce ressentiment s'est d’ailleurs exprimé dans les urnes en 2021, lorsque le président Edgar Lungu a dû laisser sa place à Hakainde Hichilema, moins proche des Chinois. Brian Mundubile, ancien membre du gouvernement et chef des députés du Front patriotique était aux premières loges pour observer la dette enfler. Nous le rencontrons à l’Assemblée nationale. « Si j'avais l'occasion de recommencer, dit-il, et bien je ferais la même chose. Je suis sûr que vous avez atterri dans un très bon aéroport, tout le monde l'aime, nous aussi ! J'aime également notre réseau de télécommunications dans tout le pays. Ces emprunts étaient nécessaires. »

Le plan ne s'est pas déroulé comme prévu, dit pudiquement Brian Mundubile. Les retombées économiques espérées ont été empêchées par les ravages d'une sécheresse, puis du Covid-19.

En juin 2023, la Chine a fini par accepter de venir à la table des négociations pour restructurer la dette zambienne. Une bulle d'oxygène qui doit permettre à l'économie du pays de se relancer. Les prévisions de croissance sont bonnes. Les « nouvelles routes de la soie » chinoises ne feront pas de détour, elles continuent de passer par la Zambie.

L’Ouganda « devait créer un compte bancaire avec du cash »

Kampala, la capitale ougandaise, est une autre étape incontournable de l’itinéraire tracé par Pékin. Sur de nombreux chantiers de travaux publics, des inscriptions en mandarin fleurissent, signe de la domination des entreprises chinoises dans le secteur.

Ces contrats juteux inquiètent pour leur manque de transparence. Fin 2021, un média local révèle les conditions du prêt accordé par Pékin pour l'agrandissement de l’aéroport d’Entebbe, seul aéroport international du pays. Certaines de ces modalités sont jugées « scandaleuses » par Jane Nalunga.

« Le gouvernement chinois devait approuver le budget et le plan stratégique de l’Autorité civile d’Aviation ougandaise, qui est l’autorité en charge de l'aéroport, détaille la directrice d’un think-tank en recherche économique. Le budget devait d’abord être approuvé, avec peu de dépenses programmées car il fallait rembourser ! Ensuite, le gouvernement ougandais devait créer un compte bancaire où il déposait du cash dans le cas où il échouerait à rembourser l’emprunt et manquait à ses obligations. La Chine avait le droit de saisir cet argent. »

Le ministre ougandais des Finances Mattias Kasaija avait à l’époque bien reconnu des « failles » dans les négociations. Des négociations qu’il avait toutefois défendues devant les députés en novembre 2021. « Nous avons vu que c’était l’alternative la moins chère, et nous avons sauté sur l’occasion, avait-il déclaré. Je pourrais m’excuser et dire que nous n’aurions pas dû accepter certaines de ces clauses, mais comme je vous l’ai dit, le prix, c’est que c’est à prendre ou à laisser ! »

Au Sénégal, un data center équipé par le géant chinois Huawei

Cap à l’ouest du continent, où les « nouvelles routes de la soie » atteignent le Sénégal. Dans le pays, l’influence de la Chine est numérique. Hautes barrières, fils électrifiés, gendarmes à l’entrée. Le très sécurisé data center se trouve au milieu des chantiers de Diamniadio, ville nouvelle à une trentaine de kilomètres de Dakar. Inauguré en juin 2022, ce centre a été financé par la coopération chinoise.

Derrière une porte sécurisée, se trouve le cœur du data center. Au milieu d’une salle de 250 m2, trois conteneurs – des modules confinés dans le jargon – renferment des serveurs qui stockent les précieuses données. 80 à 90% d’entre elles viennent des ministères, des agences nationales, des mairies ou des préfectures, le reste venant du privé.

Certains serveurs sont marqués d’un logo Huawei. Le géant du numérique chinois soupçonné d’espionnage par les États-Unis a en effet équipé le data center. Seydi Cheikh Fall est le responsable de la maintenance et du support. « Il n’y a pas forcément que du Huawei, il y a aussi du Nutanix, du Cisco… L’idée c’est d’avoir un mix qui permet de casser le monopole et de ne pas dépendre d’un constructeur. Côté sécurité, ça permet de ne pas s’ouvrir lorsqu’il y a des attaques qui visent ces failles-là. »

Compte tenu de la sensibilité des données, Ousmane Bop, manager des lieux, se veut rassurant sur le choix de travailler avec Huawei. « Huawei est intervenu uniquement dans la construction du data center, dans l’exploitation Huawei n’intervient pas du tout, assure-t-il. On fait un travail d’homologation et de normalisation. La normalisation permet de voir tous les équipements installés au niveau du site, de les tester, de voir les failles et d’être sûrs qu’ils peuvent accueillir les services de nos clients ».

Il est clair que la question de la dépendance numérique se pose

En plus du data center, la Chine a installé 4 500 km de fibre optique au Sénégal, construit les réseaux 3G et 4G, et peut-être bientôt la 5G. Cela fait de Pékin le principal partenaire étranger dans le secteur mais pas le seul explique, Cheikh Bakhoum, directeur général de Sénégal Numérique. 

« Nous avons reçu des investissements de la Chine, mais également d'autres pays, comme Israël, les États-Unis, ou ceux de l'Union européenne. Aujourd'hui, la Chine est un des acteurs majeurs avec qui nous travaillons dans le domaine du numérique. Mais au Sénégal, il n'y a pas d'exclusivité. Nous sommes ouverts à tous les pays. »

Nous terminons notre route africaine de la soie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, à la rencontre d’Ibrahima Niang, spécialiste des relations Chine-Sénégal. « Les groupes qui étaient avant présents sur le marché tels qu’Alcatel, ou Ericsson ne le sont plus parce que Huawei est parvenu à gagner des parts de marché. Il est clair que la question de la dépendance numérique se pose à partir de ce moment », explique-t-il.

Pour les pays africains intégrés aux « nouvelles routes de la soie », la dépendance est avant tout d’ordre économique. Plusieurs observateurs estiment que la Chine peut tout à fait être un partenaire choisi, mais qu’elle ne doit pas être le seul, au risque pour ces États africains de rester en marge des chaînes de valeur et du commerce mondial.

[Carte interactive] Les nouvelles routes de la soie

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