L'armée populaire de libération (APL), munie de ses avions de chasse, d’une marine modernisée et d’une force de frappe infiniment supérieure, a intensifié sa pression sur Taïwan et ses 23 millions d’habitants. Face à Goliath, la petite île cherche à utiliser tous ses atouts pour rendre trop couteux le rêve de « réunification » de Xi Jinping.

De Nicolas Rocca envoyé spécial à Taïwan et Igor Gauquelin à Paris,
Les mirages 2000 décollent et atterrissent dans un balai incessant sur la base aérienne de Hsinchu, chargés de protéger la capitale Taipei, à 80 km plus au nord. Cette ville de la côte ouest héberge aussi le siège de TSMC, l’entreprise dont les semi-conducteurs de pointe sont vitaux pour faire tourner l’économie planétaire. Quelques jours plus tôt, ont été lancés des exercices de « réponse immédiate » mobilisant toutes les branches de l’armée taïwanaise pour répliquer à la pression chinoise.
« La plupart du temps, on prépare l’avion en quelques minutes, mais si on est très pressé, on peut aller plus vite », explique le lieutenant-colonel Wu Meng-che à côté d’un des 54 avions de chasses encore opérationnels parmi les 60 livrés par la France à la fin des années 1990.
Pression croissante
Si ces chasseurs à la carlingue fatiguée sont encore opérationnels, c’est, notamment, car Taïwan fait face à un défi unique. Personne, sauf les États-Unis, n’accepte désormais de lui livrer des armes ou des équipements militaires de peur de fâcher le voisin chinois. Pourtant, l'année dernière, plus de 3 000 avions de l’APL [NDLR Armée populaire de libération, nom de l’armée chinoise] ont été identifiés dans l’ADIZ taïwanais (espace d’identification aérienne). Contre 972 en 2021. « La plupart du temps, on a déjà des avions dans les airs qui vont effectuer les vérifications nécessaires, mais parfois, on nous demande de décoller en urgence », assure le lieutenant-colonel de 39 ans. « Notre centre de commandement dit aux avions chinois : "Notre limite est ici, vous ne pouvez pas la franchir", mais eux répondent : "C'est notre territoire, notre espace aérien". » Une intimidation permise par le déséquilibre des forces. Malgré une récente livraison de 66 nouveaux F-16 américains, ses vieux mirages et sa production d’avions indigènes, Taïwan possède seulement un peu moins de 400 avions de chasses. La Chine, elle, en dispose de plus de 1 500. Un chiffre en constante augmentation.
Ce déséquilibre est flagrant dans tous les secteurs. Amaigris par un taux de natalité en chute libre, les effectifs de l’armée taïwanaise ne cessent de se réduire. En plus du service militaire, allongé de quatre mois à un an, pour ceux nés après 2004, qui vient grossir le rang du 1,6 million de réservistes, l’armée compte sur ses soldats de métiers, plus 152 000 en 2024. Des chiffres limités face aux 2 millions de militaires de carrière de l’APL.
Alors, dans les villes de l’île, des affiches sont placardées pour inciter les jeunes recrues à s’engager. « Moi, je veux bien faire carrière dans la marine, mon père me dit que c’est une bonne idée et que la paie est bonne », assure un jeune homme de 17 ans, emmené par son lycée au port de Keelung visiter deux frégates et un ravitailleur mis en avant par la marine. Même question à un adolescent, mais une réponse à l’opposée. « On n'apprend rien en un an de service militaire. Et si on va à la guerre, notre armée n’a pas la capacité de résister. Qu’est-ce que je dois faire ? Me battre ? Fuir ? » Des réactions qui témoignent de l’incertitude persistante sur la résilience taïwanaise en cas de conflit. « Cette question de l’esprit de défense à Taïwan n’est pas claire, résume Mathieu Duchatel, directeur du programme Asie à l’Institut Montaigne. Du côté de Pékin, on constate qu’il y a une erreur d’appréciation terrible de la Russie sur la détermination de l'Ukraine à résister. On peut même se dire que ce flou sur la réaction de la société taïwanaise est une forme de dissuasion pour la Chine. »
À écouter aussiTaiwan secoué par les infiltrations chinoises
« Porc-épic »
Ce mot résume la mentalité de l’armée de l'île, symbolisée par ce pari d’une défense asymétrique ou celle dite du « porc-épic », selon les mots utilisés par l’ex-présidente Tsai Ying-wen. À l’image du rongeur, l’objectif est de rendre, avec des moyens limités, la proie taïwanaise trop dure à avaler pour le prédateur chinois. « L’armée est en transition, mais elle est héritière de celle du KMT (Guo Min-tank), qui a fui la Chine en 1949, avec des plateformes lourdes, des chars, des gros navires…, explique Tanguy Le Pesant, chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine. Maintenant, elle souhaite se doter d’armes plus petites et moins couteuses, des missiles anti-navires, des drones aériens, de surface, sous-marins. »
Une mutation déjà bien entamée, avec une industrie locale dynamique permettant de produire missiles et drones en grande quantité. Mais la tradition persiste. « Il y a eu longtemps une inertie culturelle au sein de l’armée taïwanaise, favorable aux gros équipements qui sont aussi une cible facile », résume Marc Julienne, directeur du Centre Asie de l’Ifri. Une inertie loin d’avoir disparu, en témoigne le projet très décrié et onéreux du Hai Kun, premier sous-marin indigène, dont les derniers essais sont censés avoir lieu en avril 2025. Mais face à la flotte chinoise et sa soixantaine de sous-marins qu'elle devrait affronter dans un détroit peu profond, son utilité est très débattue. « L’autre élément pour Taïwan est d’utiliser la géographie de l’île à son avantage, explique Tanguy Lepesant : « Il existe une centaine de sommets permettant à l’armée taïwanaise de se cacher, d’envoyer des salves de missiles, et les côtes sont aussi à leur avantage, très difficiles d’accès et escarpées. » De quoi rendre un débarquement extrêmement complexe, malgré les imposantes barges développées récemment par l’APL.
Si Taïwan ne manque pas d’atout pour décourager la Chine d’envahir, « notre sécurité dépend aussi de la crédibilité de l’armée américaine dans la région », reconnaît François Wu, vice-ministre des Affaires étrangères de l’île. Et rien de tel pour garantir le soutien continu de Washington que de préserver la place centrale de Taïwan au sein de l’économie mondiale. 68% des semi-conducteurs sont produits par des entreprises taïwanaises et 90% des puces les plus innovantes par TSMC, qui vient d'investir 100 milliards de dollars aux États-Unis. Cette industrie, surnommée « bouclier du silicium », semble représenter une assurance-vie encore plus cruciale que son armée, pour l’île de 23 millions d’habitants.


NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne