C’est une guérilla dont on parle peu. Dans la longue pointe sud de la Thaïlande, à la frontière de la Malaisie, loin des caméras, les provinces thaïlandaises de Yala, Pattani et Narathiwat sont en proie à un conflit entre l'État central de Bangkok et un groupe armé séparatiste musulman. Bilan : plus de 7 700 morts depuis 2004. Le massacre, cette année-là, de manifestants musulmans d'origine malaise, toujours impuni, a laissé des traces. Elle continue de hanter toute la région. En témoigne la résurgence des violences meurtrières depuis le début de cette année.

De notre correspondant à Bangkok,
Des dizaines d’hommes, torse nu, mains ligotées, sont jetés un à un par des militaires dans une benne d’un camion. Entassés les uns sur les autres, ils reçoivent des volées de coups à mesure que l’arrière du véhicule se remplit. Puis le silence. Le moteur démarre. Durant le trajet qui semble interminable, on entend gémir, suffoquer. Avant que les cris s’estompent peu à peu. À nouveau, le silence.
En cette soirée tiède, un court métrage diffusé en plein air aux abords du Patani Artspace, un centre culturel à Pattani, dans l’extrême sud de la Thaïlande, retrace la tragédie survenue il y a 20 ans, jour pour jour, à Tak Bai.
Le 25 octobre 2004, devant le commissariat de cette ville paisible, une manifestation virait au drame. Et devenait le symbole le plus brutal des violations des droits de l’homme perpétrées dans le « Sud profond » de la Thaïlande, où vivent une majorité de musulmans d’ethnie malaise (minorité musulmane au sein d’une nation thaïlandaise de 71 millions d’habitants à plus de 90% bouddhiste).
Ce jour-là, pour disperser la foule, l’armée intervient : 7 manifestants musulmans malais tombent sous les balles. Et 1 300 autres sont interpellés. Ligotés. Puis jetés à l’arrière de fourgons militaires, empilés comme des bûches. Pendant le trajet qui les mène à une base militaire, 78 d’entre eux meurent asphyxiés.
Deux décennies plus tard, devant le film, les visages sont fermés. Certains trahissent quelques larmes qui coulent pendant le générique, où des archives défilent sur fond d’une chanson évoquant le massacre de Tak Bai.
« La douleur est encore vive aujourd’hui », confie Maliki Doloh, debout grâce à deux béquilles et vêtu du Baju Melayu, costume traditionnel. L’homme, qui avait 27 ans à l’époque, a cru voir la mort. Ce survivant repense encore à ses semblables, écrasés par le poids des corps, et dont la respiration s’est tue, lentement. « C’était le Ramadan », se souvient-il, indiquant avoir rompu le jeûne en léchant la sueur qui dégoulinait sur son visage, avant de s’évanouir. À son réveil, les médecins lui ont dit qu’il fallait l’amputer.
Le massacre de Tak Bai a soufflé sur les braises d’une insurrection séparatiste née des années plus tôt et plongé la région dans un conflit entre l’État central et le BRN (Barisan Revolusi Nasional), le principal groupe armé actif.
Véhicules piégés, fusillades, assassinats ciblés : depuis le tournant de 2004, ce conflit peu médiatisé a fait plus de 7 700 morts et près de 15 000 blessés, principalement des civils, recense l’ONG Deep South Watch. La mort d’une fillette tuée par balle et celle d’un jeune moine, il y a peu, rappelle que les habitants des trois provinces de Yala, Pattani et Narathiwat, tout au sud du royaume, vivent dans la violence permanente.

À Yala, une femme au foulard pastel dont la silhouette présage l’arrivée prochaine d’un second bébé décrit ses angoisses de jeune mère. « J’en ai marre ! Parfois, je perds espoir, témoigne Azura Cheaauma, 35 ans. J’ai peur que quelque chose arrive à mes enfants. J’aimerais qu’ils grandissent dans un environnement sûr, où ils pourront jouer, étudier, sans avoir à entendre résonner le bruit des armes ».
Les trois provinces à la pointe sud de la Thaïlande sont ainsi soumises à une loi martiale et à l’état d’urgence, prolongé maintes fois depuis 2004, lorsque 75 000 soldats, policiers et paramilitaires ont investi la région pour endiguer les violences. Les forces de sécurité sont tombées au nombre de 50 000, indique BenarNews, mais leur omniprésence continue d’être une source de tension.
Les points de contrôle militaires quadrillent les villes, bordent les routes. Ici, un véhicule blindé, là une tour de guet. Sur la ligne de train qui relie Yala à Sungai Kolok, dernier arrêt avant la Malaisie, des soldats, mitraillettes sous le bras, sont stationnés à chaque village doté d’une gare. Souvent, ils montent à bord pour fouiller, interroger.
Ici, « les violations des droits de l’homme sont nombreuses », affirme la militante Anchana Heemina. Visage connu de tous, elle a fondé en 2010 Duay Jay, une ONG locale qui, depuis sa création, a recensé 168 cas de torture et 444 exécutions extrajudiciaires. L’an passé, l’un de ses bénévoles a été abattu dans d’étranges circonstances : « Voilà les risques auxquels sont confrontés les défenseurs des droits humains dans le sud ».
Loin des caméras, ce conflit insurrectionnel s’enracine dans le passé. Régie des siècles durant par des Rajahs musulmans, la région fut jadis le prestigieux sultanat de Patani. Avant d’être attachée de force en 1902 au royaume de Siam, ancien nom de la Thaïlande.
Mais « la véritable rupture entre l’État central et les Malais du Sud intervint toutefois plus tard, sous la férule des gouvernements ultranationalistes de Phibun Songkhram [premier ministre et dictateur militaire de la Thaïlande de 1938 à 1944, puis de 1948 à 1957, ndlr] », écrivait le spécialiste du royaume et ancien correspondant de RFI Arnaud Dubus dans l’ouvrage Thaïlande : histoire, société, culture (2011). « Avides d’imposer à l’ensemble du pays une même identité thaïe, ajoutait-il, les agents du gouvernement central interdirent aux Malais — dont la plupart ne parlaient pas thaï — d’employer leur langue dans leurs démarches administratives, les forcèrent à quitter le sarong pour la nouvelle ‘tenue nationale’ et obligèrent les enfants musulmans à se prosterner devant des statues de Bouddha ».
Pour Don Pathan, expert sécuritaire à The Asia Foundation, il s’agit d’un conflit « ethno-nationaliste », qui « découle de l'échec de la politique d'assimilation visant à transformer les Malais en quelque chose qu'ils ne sont pas ».
Lancé en 2013 et supervisé par la Malaisie voisine, le processus de paix entre le gouvernement thaïlandais et le BRN patine. Coups d'État, destitutions, dissolutions de partis et successions de gouvernements : l’instabilité politique de la Thaïlande, liée à la prédominance de l’armée, n’aide pas.
Parmi les militants du Sud, nombreux sont conscients que le combat pour la paix ne se mène pas seul : « On doit participer, plus largement, à la démocratisation de la Thaïlande ! Le pays a besoin de changements structurels », soutient Arfan Wattana, qui reçoit dans le café qu’il tient à Sungai Kolok. Avec The Patani, l’organisation pacifique qui milite pour l’auto-détermination de la région dont il fait partie, ce père de famille souhaite retenir la jeunesse tentée de rallier le groupe armé séparatiste : « L’un des défis majeurs sur lequel on travaille, ce sont les jeunes qui soutiennent l’indépendance via des modes d’action violents. On leur dit que ce chemin n’est possible qu’à travers la non-violence. »
« C’est notre responsabilité de dialoguer avec les groupes armés, les gens en colère contre les injustices qu’ils subissent et de leur dire que la violence ne nous fera pas gagner », abonde Artef Sokho, président de The Patani. ONG et pacificateurs s’efforcent de discuter avec toutes les parties prenantes du conflit. « Mais c’est loin d’être facile », concède ce militant, que le spécialiste Don Pathan qualifie de « Mandela du Sud de la Thaïlande ».
En cette année 2025, la résurgence d’attentats, embuscades et tueries n’augure en effet rien de bon. Les perspectives de paix semblent encore s’éloigner.
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