Invité Afrique Midi

50 ans d’indépendance en Guinée-Bissau: «La guerre de libération a donné à l’armée une influence sur le jeu politique»

Publié le :

Ce fut l'une des conséquences de la Révolution des œillets et de fin de la dictature au Portugal : le 10 septembre 1974, il y a tout juste cinquante ans, l’ancienne puissance coloniale reconnaissait l’indépendance de la Guinée-Bissau. Cinquante ans d’une histoire mouvementée, marquée notamment par une grande instabilité politique. Pour quelles raisons ?

Un homme vêtu d'un costume traditionnel kankuran danse lors des célébrations du 50e anniversaire de l'indépendance de la Guinée-Bissau, à Bissau, le 16 novembre 2023.
Un homme vêtu d'un costume traditionnel kankuran danse lors des célébrations du 50e anniversaire de l'indépendance de la Guinée-Bissau, à Bissau, le 16 novembre 2023. AFP - SAMBA BALDE
Publicité

Vincent Foucher, chercheur au CNRS et spécialiste de la Guinée-Bissau, est l’invité d’Afrique midi.

RFI : Quatre coups d'État en 50 ans et une kyrielle de tentatives de putsch, jusqu'à 17, dit-on... Quelle est, selon vous, le principal facteur pour lequel la Guinée-Bissau connait une telle instabilité depuis son indépendance ?

Vincent Foucher : Comme souvent dans ces situations, il est difficile d'identifier un seul facteur, on est vraiment dans l'effet d'une histoire longue, une histoire qui renvoie d'abord au fait qu'il y a une longue guerre de libération réussie puisque dès 1973, en vérité, les mouvements de libération, le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), proclament l'indépendance unilatérale de toute la partie rurale de la Guinée-Bissau qu'il contrôle. Cette expérience militaire, elle donne une importance aux militaires dans le pays. Ils ont une légitimité, ils ont une sorte de droit de tirage, si on veut, d'influence sur le jeu politique qui est très pesant. On est aussi dans un pays qui est un pays petit, très enclavé, qui a été colonisé par le Portugal, qui était, économiquement, un pays relativement faible en Europe. Donc, il y a eu très peu d'investissements économiques. On a aussi eu, après la guerre, une expérience très marquée par l'influence soviétique et chinoise, un modèle collectiviste qui, du point de vue du développement économique, n'a sans doute pas été optimal. On a une économie très faible qui fait qu'en Guinée-Bissau, quand on n'est pas paysan, pour vivre, il faut avoir accès à l'État. Donc les luttes politiques autour de l'État, pour contrôler l'État par des acteurs politiques, par des acteurs militaires, elles ont souvent un tour assez désespéré. On se bat fortement pour être dans l'espèce d'alliance qui contrôle l'État et qui peut donner, en retour, des licences, des permis, des accès à des emplois publics, des contrats publics.

Parce que le seul moyen d'avoir des ressources, c'est d'être acteur de la vie politique.

Exactement.

La Guinée-Bissau est le seul pays d'Afrique de l'Ouest à avoir mené une guerre d'indépendance vis-à-vis de sa puissance coloniale. Quel regard les Bissau-Guinéens portent-ils aujourd'hui sur leur armée ?

C'est un regard qui est assez ambivalent, en vérité. Il y a différentes lectures de l'histoire de la Guinée-Bissau et du rôle de l'armée dans la trajectoire postcoloniale de la Guinée-Bissau. Certainement que le prestige de l'armée s'est usé, mais il faut bien noter que l'armée a une importance particulière dans une communauté ethnique bissau-guinéenne, qui s'appellent les Balantes, qui constitue environ un tiers de la population, qui était un groupe qui a eu un accès limité aux opportunités de modernisation et de progrès social à l'époque coloniale, et qui a trouvé dans l'engagement, dans la lutte, un moyen d'accéder à une forme de modernité, de pouvoir et d'enrichissement. On voit bien, et cela continue, une sorte de domination dans l'armée d'un groupe d'officiers ballantes qui sont très méfiants face aux tentatives de réforme de l'armée, susceptibles de modifier le contrôle de cet ensemble d'officiers qui se sentent légitimés à la fois par cet héritage de la guerre d'indépendance et par le fait qu'ils représentent une communauté marginalisée. Même si, maintenant, il n'y a quasiment plus d'officiers en fonction qui soient un vétéran de la lutte d'indépendance, évidemment cette génération est partie. Dans le reste de la population, beaucoup considèrent que l'armée est une partie importante du problème.

La Guinée-Bissau a longtemps été présentée comme la plaque tournante du trafic de drogue sud-américaine, est-ce que l'instabilité politique s'explique aussi par l'importance de ce trafic de drogue et des recettes qu'il génère ?

Je suis un peu méfiant sur cette question, dire que tel ou tel pays est une plaque tournante du trafic de drogue… Le trafic concerne l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest. Il y a eu des saisies énormes et des arrestations partout en Afrique de l'Ouest. Peut-être que l'on en parle plus en Guinée-Bissau précisément parce que les luttes de factions au sein de l'État et au sein des forces de sécurité autour des trafics ont éclaté au grand jour à plusieurs reprises. C'est vrai que l'on a eu des saisies extrêmement spectaculaires qui ont mis au jour ces trafics. Je pense que dans d'autres États, au fond, tout cela est mieux tenu et qu'on n'en parle pas justement parce que c'est mieux tenu. Maintenant, c'est clair que l'on a eu des grosses affaires. On a eu tout récemment encore plus de deux tonnes qui ont été saisies dans un petit avion arrivé à l'aéroport de Bissau.

En provenance du Venezuela. C'est dimanche que la police a annoncé cette saisie.

Exactement. Pour les trafiquants, des régimes un peu instables dans lesquels avec quelques millions de dollars, on peut s'acheter la tolérance de tel chef militaire, de tel président, de tel ministre, ce sont évidemment des opportunités… On peut obtenir ainsi des protections, faire atterrir des avions, faire arriver des bateaux et déplacer de la marchandise. Il y a assurément un lien. En retour, le trafic devient un enjeu des luttes entre les factions. Alors, toutes les factions ne sont pas forcément appliquées, mais disons que si on veut vraiment gagner le jeu, c'est intéressant de pouvoir piocher dans le type de ressources que les narcotrafiquants peuvent mettre à disposition.

La Guinée-Bissau n'a plus de Parlement depuis que l'actuel président Umaro Sissoco Embalo a dissous l'Assemblée l'an dernier. Une présidentielle doit être organisée d'ici à la fin de cette année, mais on n'a pas encore d'indication sur la date et l'organisation du prochain scrutin. Est-ce que ce sont des signes avant-coureurs d'une possible nouvelle crise ?

Oui, la situation politique est effectivement assez tendue. On a un jeu avec trois acteurs principaux. L'armée, d'un côté. Le président Sissoco Embalo, de l'autre. Et le PAIGC, qui est le parti historique, qui a mené la lutte de libération et qui a exercé une hégémonie politique pendant très longtemps, jusqu'à la fin des années 1990, sur la vie politique en Guinée-Bissau. Ce jeu est très tendu. Il semble que le PAIGC ait toujours un levier électoral assez puissant. Il y a des tensions au sein de la coalition du président Umaro Sissoco Embalo, qui est face à un adversaire puissant. Ses relations avec l'armée sont un peu compliquées parce que lui n'est pas Balante. Tout cela dessine une situation compliquée… On a vu que le président avait profité d'un supposé coup d'État pas très convaincant, en novembre 2023, pour dissoudre le Parlement et nommer un gouvernement qu'il contrôlait beaucoup mieux. Ce qui est évidemment une manière de préparer l'échéance électorale qui vient, de se créer une clientèle et de mieux contrôler l'appareil d'État. Parce que la Guinée-Bissau a cette particularité d'être un régime constitutionnel mixte dans lequel le président a des pouvoirs assez limités. Le chef du gouvernement, qui émane de l'Assemblée, a énormément d'influence en fait.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes