Kpenahi Traoré: «Depuis #MeToo, les discours masculinistes se sont amplifiés»
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La saison 2 de notre podcast « Bas les pattes » est en ligne depuis jeudi 19 septembre sur tous nos environnements numériques. Dix épisodes pour explorer l’identité masculine en Afrique, la manière dont elle s’est construite, mais aussi les virulents discours de domination masculine qui se développent notamment sur les réseaux sociaux.

La journaliste Kpenahi Traoré, rédactrice en chef adjointe à RFI, est l’invitée d’Afrique midi.
RFI : Votre podcast Bas les pattes explore les questions de genre en Afrique et les mécanismes de domination que l'on prétend imposer aux femmes. Si la saison 1 posait les questions de « Qu'est ce qu'être une femme dans les sociétés africaines ? » et de la lutte contre les violences sexuelles, la saison 2 pose la question de « Qu'est-ce qu'être un homme dans les sociétés africaines ? » et pourquoi et comment ces hommes ont-ils autant de mal à accepter l'émancipation des femmes ? Est-ce que je résume bien ?
Oui, tout à fait.
Un point de vocabulaire, tout d'abord. On croise dans le podcast des « masculinistes », de qui s'agit-il ?
Un masculiniste, c'est un homme qui pense que la femme est la cause de ses problèmes, de ses problèmes émotionnels, de ses problèmes dans la société. Que les femmes sont à l'origine de tout ce qui ne fonctionne pas. Depuis l'ère #MeToo, ces hommes ont commencé à véhiculer des discours selon lesquels les femmes commencent à prendre le pouvoir. Depuis 2017, quand #MeToo a été popularisé après avoir été créé par une femme noire, Tarana Burke, on a commencé à entendre beaucoup plus de femmes, des femmes qui ont commencé à dénoncer des violences sexuelles, qui ont commencé à dénoncer les discriminations et qui ont commencé à dénoncer les inégalités qu'elles subissaient.
À partir de ce moment-là, on a vu qu'il y a un autre discours, un « backlash », un retour de bâton de la part de ces hommes, les masculinistes, qui ont commencé à accuser les femmes d'être à l'origine de tout ce qui était en train de changer dans la société. Ces hommes ont commencé à voir peut-être quelque part que tous leurs privilèges ont commencé à tomber ou, en tout cas, à être dénoncés. Ils se sont sentis bousculés dans leurs retranchements. Ces discours ont commencé à avoir beaucoup plus d'échos sur avec les réseaux sociaux, à être amplifiés.
Ces masculinistes ont une certitude bien ancrée, c'est que la femme est inférieure à l'homme.
Exactement.

Votre podcast s'attaque à beaucoup de ces pseudo-certitudes véhiculés est dans ses discours masculinistes. Exemples : « C'est l'homme qui est le chef de la famille », « c'est lui qui doit subvenir aux besoins du foyer », « c'est la femme qui doit s'occuper des enfants », « si la femme revendique sa liberté, c'est parce qu'elle veut du libertinage ». Au final, ce sont des discours qu'on entend un peu partout sur la planète. Qu'est ce qui vous paraît spécifique aux sociétés africaines ?
Ce qui me paraît spécifique aux sociétés africaines, c'est que, quand on parle de liberté pour les femmes, quand on commence à dénoncer les discriminations, quand on commence à parler de féminisme, des droits des femmes, tout de suite, ces hommes commencent à nous dire : « Attention, ils sont en train de dénaturer nos valeurs africaines, ils sont en train de piétiner les coutumes africaines ». Ce qu'ils oublient, c'est que ces coutumes-là, ces traditions-là, quand on prend la définition, une tradition, c'est une habitude, c'est une habitude, c'est un comportement qu'on a adopté au fil du temps.
Et quand on parle de comportement, cela veut dire que cela peut changer. Cet argument-là qu'ils utilisent, c'est pour moi, n'est pas valable parce que les traditions sont aussi vouées à évoluer. Si elles n'évoluent pas, la société qui applique cette tradition peut être amenée à disparaître. Je parle de l'empire Ashanti par exemple : quand le roi mourait, il était enterré avec certains notables vivants, soi-disant parce qu'ils doivent continuer à servir le roi dans l'au delà. Mais ces traditions, on ne les appliquent plus ! Heureusement ! Pourquoi est-ce que l'on s'acharne à ce que les traditions qui discriminent les femmes perdurent et restent dans les sociétés africaines ?
Votre podcast explore aussi la manière dont s'est construite l'identité masculine sur le continent africain. Vous nous dites, le poids des préjugés raciaux du pouvoir colonial a joué un rôle important dans la construction de l'imaginaire d'un homme noir viril et dominant. Est ce que vous pouvez nous dire comment ?
La colonisation a beaucoup contribué à construire l'imaginaire qu'on a aujourd'hui de l'homme noir et de sa masculinité, dans la mesure où la colonisation a utilisé les sciences sociales, les sciences de la médecine pour mettre en place le projet colonial. Comment cela s'est passé ? C'est-à-dire qu'il y a eu des théories raciales développées par des scientifiques selon lesquelles le corps noir serait beaucoup plus résistant aux douleurs, le corps noir aurait une sexualité bestiale qui le rendrait plus apte à endurer la douleur. Ces théories ont contribué au projet colonial.
Au fil du temps, on se rend compte que, petit à petit, on a intégré ces préjugés, disant que l'homme noir a une sexualité débridée, l'homme noir a un sexe surdimensionné, etc. Tout cela vient de la colonisation, vient de ces travaux du milieu du XIXème siècle jusqu'au XXème siècle. Je prends l'exemple d'un livre qui s'appelle Corps noir et médecin blanc, la fabrique du préjugé racial de la chercheuse Delphine Peiretti-Courtis. Elle développe bien cet aspect dans son livre.
Dans l'Histoire, on se rend compte que cela ne date pas d'aujourd'hui. La masculinité noire, que l'on connaît aujourd'hui, des hommes noirs, c'est une construction sociale qui a sa source dans l'Histoire, dans la colonisation. Notamment en bestialisant, en sexualisant les corps noirs.
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Il y a un point aussi que vous soulevez, c'est ce procès fait aux femmes qui veulent s'émanciper qui voudraient, soi-disant, « émasculer les hommes ». Vous parlez même de l'ego « fragile » de ces masculinistes. Pourquoi est-ce qu'ils se sentent menacés, en fin de compte ?
Ils se sentent menacés parce que le discours féministe a beaucoup plus de place aujourd'hui. Depuis quelques années, les féministes ont pris beaucoup de place sur les réseaux sociaux, dans le débat public. On se rend compte que beaucoup d'hommes pensent que l'on est en train de les émasculer, « parce que les femmes prennent trop de place », « elles demandent trop de choses » et que « les normes de la société d'aujourd'hui sont régies par la volonté des femmes ».
Ce n'est pas encore le cas. Les femmes prennent beaucoup plus la parole, mais la société reste toujours régie par la volonté patriarcale. Dans le podcast, j'ai pris un exemple, celui de la chanteuse et femme d'affaires Rihanna, qui est apparue sur la couverture du magazine Vogue UK. Sur la couverture, on la voit en avant, avec une allure fière, et son compagnon, en retrait, avec le bébé dans ses bras. Tout de suite, les masculinistes ont interprété cette image, en disant que Rihanna « émasculait son compagnon », qu'elle « portait la culotte » et que son mari passait, en quelque sorte, pour la « femme de la maison ». Cette image, c'est quelque chose qui est difficile à accepter pour les masculinistes et notamment pour des hommes noirs qui ont vu là une façon d'émasculer l'homme noir. Alors qu'il n'en est rien du tout.
Dès qu'une femme se montre indépendante financièrement, qu'elle sait se prendre en charge, qu'elle n'a pas besoin d'un homme pour construire sa vie, on lui dit tout de suite qu'elle est en train « d'émasculer les hommes », qu'elle fait « peur aux hommes ». Ce sont ces discours, ces images des masculinistes que Rihanna et A$AP Rocky ont récupéré pour en faire l'étendard de leur lutte anti-masculiniste.
Le fond de leur problème, c'est une femme qui réussit plus que les hommes.
Exactement.
On croise quand même dans votre podcast des hommes qui soutiennent le combat féministe, il y a donc des raisons d'espérer. Mais on se rencontre, tout de même, que pour eux non plus, ce n'est pas facile, qu'ils se retrouvent notamment taxés d'être « homosexuels ».
Cétait un aspect très important pour moi dans le podcast. Parce qu'on parle de féminisme, on parle du droit des femmes et les hommes font partie du problème. Mais il y a aussi certains hommes qui soutiennent ce combat, certains hommes qui assument le fait qu'ils sont féministes et qu'ils soutiennent très bien les revendications des femmes.
Et ces hommes ont des problèmes aussi, tout comme les féministes. Sur les réseaux sociaux, ils sont harcelés. Dès qu'ils opposent un argument, tout de suite on les taxe « d'homosexuels », on commence à mettre jeter un doute sur leur sexualité. On leur dit qu'ils ne peuvent pas « être des hommes » vu qu'ils défendent les femmes, vu qu'ils défendent ce qu'elles sont et ce qu'elles font. « Tu ne peux pas être un homme comme nous, tu manques de virilité. » Et ils sont tout de suite taxés « d'homosexuels ». Oubliant que, même parmi les homosexuels, il y a des homosexuels qui n'aiment pas les féministes, il y a des homosexuels misogynes. On ne peut pas juste dire qu'un homme qui défend les femmes est un homme homosexuel.
C'est quelque chose qui revient le plus souvent quand on discute avec ces jeunes hommes qui soutiennent le féminisme. Beaucoup ont témoigné à mon micro en me disant que, sur les réseaux sociaux, à chaque fois qu'ils postent quelque chose, les gens viennent les insultent tout de suite. « Ils tombent sur nous, ils nous traitent de tous les noms ». Pour pouvoir les piétiner, on les fait passer pour des femmes vu que, à leurs yeux, aux yeux de ces masculinistes, les femmes méritent d'être piétinées et sont inférieures aux hommes. Tout de suite, les hommes qui soutiennent les femmes, on les met sur le même pied d'égalité.
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Vous dites dans votre podcast que vous aviez cru que la révolution de la parole entamée avec le mouvement #MeToo allait définitivement changer les choses, mais que cela n'a pas été le cas et que vous même vous avez été surprise par la virulence de la riposte des masculinistes sur les réseaux sociaux. Est-ce que, tout de même, vous restez optimiste ?
Je reste optimiste, mais il y a encore du boulot à faire. D'autant plus que, depuis l'apparition de #MeToo il y a quelques années, on se rend compte que la société change, mais pas forcément de façon positive. Je vais citer une étude qui est parue en janvier 2024, dans le Financial Times, qui dit qu'il y a une nouvelle guerre entre les sexes qui est apparue. Ils se sont rendu compte que, au sein d'une même génération, la génération des trentenaires, la génération Z, on se rend compte qu'il y a un fossé, que depuis #MeToo, les jeunes femmes ont pris conscience de leurs droits et les revendiquent de plus en plus, elles sont devenues progressistes. Et les jeunes hommes, qui se sentent un peu bousculés par le féminisme, trouvent que le féminisme est une menace pour leurs droits, pour « l'émancipation », si je peux dire, des hommes. Donc ils se réfugient dans le conservatisme. Les jeunes hommes sont devenus plus conservateurs et les jeunes femmes plus progressistes. Cela veut tout dire. Cela veut dire qu'on est en train d'évoluer, mais est-ce une évolution positive pour les femmes ? Les regards changent, mais ce n'est pas forcément un changement radical. Je pense qu'il faudra peut-être plusieurs générations pour que les choses puissent complètement changer et qu'il puisse y avoir une volonté réelle de changer les choses dans la société.
L'un de vos interlocuteurs, je crois que c'est le sociologue Elgas, dit que ce n'est pas sur les réseaux sociaux, qui peuvent être un lieu d'outrance, que les mentalités évolueront, mais dans la logique intrafamiliale. Est-ce que vous partagez cette analyse ? Est-ce que c'est dans la famille qu'on doit d'abord changer les rôles et le regard ?
Chacun peut changer quelque chose à son niveau. Voilà. Au sein de sa famille, autour d'un café, avec ses amis, on peut changer les choses. Même quand on en discute avec des gens dehors, on change quelque chose. Si on arrive à convaincre quelqu'un de ce qui constitue les discriminations dans notre société, à notre petite échelle, on arrive à changer les choses. Je pense que cela commence à la maison et que cela peut se poursuivre au-delà de la maison également.
À découvrir ici, la nouvelle saison du podcast Bas les pattesBas les pattes, Saison 2, 1/10 - L’homme avec un grand H
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