Renaud Van Ruymbeke: «Il y a une masse énorme d'argent sale qui circule dans les places offshore»
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Il y a 25 ans, avec six autres magistrats européens, il a lancé « l'appel de Genève », qui est une déclaration de guerre contre les paradis fiscaux. Aujourd'hui, le juge français Renaud Van Ruymbeke, qui vient de prendre sa retraite, publie, aux éditions Tallandier : « Mémoires d'un juge trop indépendant ». Dans ce livre, il fait des propositions pour traquer l'argent sale et surtout les pays, comme Dubaï, qui abritent ces biens mal acquis. À l'heure où tout le monde cherche de l'argent frais pour surmonter la crise du Covid-19, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : Vous écrivez que, d’après plusieurs spécialistes, les avoirs d’origine frauduleuse dans le monde représentent quelque 9 000 milliards de dollars. C’est presque la somme que les pays riches veulent injecter en ce moment dans leurs économies pour surmonter la crise du Covid. Est-ce que, dans certains cas, vous parvenez à faire rendre l’argent ?
Renaud van Ruymbeke : Oui. Dans certains cas, on y est arrivé, mais de façon extrêmement ponctuelle avec des années d’enquêtes, d’investigations, etc., et la coopération de certains pays qui sont souvent montrés du doigt, comme la Suisse, mais cela reste une goutte d’eau dans la mer.
Vous parlez de la Tunisie post-Ben Ali, mais a-t-elle pu récupérer justement l’argent de la famille Ben Ali, caché non seulement en Suisse, mais dans les pays du Golfe ?
Des miettes ! Alors la Suisse a gelé des avoirs importants, mais se heurte aux problèmes de l’opacité des circuits, parce que, dans un État de droit, il faut prouver l’origine frauduleuse des fonds. Le problème, c’est que souvent cet argent, ce n’est pas celui du dictateur lui-même, c’est celui de ses proches, de sa famille…
La famille Trabelsi…
Par exemple. [Ses proches] qui ont investi dans des affaires et qui vont vous dire : j’ai fait des affaires, mais cela n’a rien à voir avec la corruption. Donc, c’est compliqué. J’ai travaillé pendant vingt ans à démonter ces circuits, je peux vous dire que c’est le parcours du combattant, parce que tout est opaque.
Vous avez notamment instruit l’affaire ELF pendant de longues années. Vous n’étiez pas le seul bien sûr. Vous racontez comment messieurs Loïk Le Floch-Prigent, André Tarallo et Alfred Sirven ont ouvert des comptes secrets au bénéfice du président gabonais Omar Bongo et du président congolais Denis Sassou-Nguesso. Vous racontez comment le ministre français du Budget de l’époque, Nicolas Sarkozy, a paru affolé quand il a appris le montant des sommes en question. Alors, il y a eu le procès comme chacun sait, mais pourtant vous écrivez : « Cette affaire me laisse un goût d’inachevé ».
Oui. Parce que, dans cette affaire, une fois l’argent parti dans des circuits offshores, il ressortait en espèces avec des livraisons de francs -à l’époque, on parlait de francs-, à Paris pour des montants extrêmement importants.
Et vous parlez de 250 millions de francs français dont Alfred Sirven n’a jamais voulu vous révéler le nom des bénéficiaires…
Non. Il a fait valoir qu’il n’était pas une balance, qu’il n’avait pas à le dire. Devant le tribunal, il a fini par dire qu’il y avait de l’arrosage de partis politiques. L’omerta l’a toujours emporté, on n’a jamais su quels étaient les partis politiques ou quels étaient les hommes politiques qui avaient pu bénéficier de ces retraits d’argent.
Aujourd’hui, dites-vous, les places offshores les plus protectrices pour les fraudeurs, ce ne sont plus la Suisse ou Chypre, mais ce sont Dubaï, Singapour, Hong Kong. Et vous dites que la pire, c’est peut-être Dubaï. Pourquoi ?
Parce que Dubaï vit tranquillement, personne ne lui demande de comptes. Si vous prenez la Suisse, le Liechtenstein, le Luxembourg, ils ont des lois anti-blanchiment. Evidemment que tout n’est pas parfait, mais ils ont en quelque sorte délocalisé. On l’a vu en 2010 dans plusieurs affaires, on a vu qu’ils conservent le contact des clients, des fraudeurs, mais les comptes ne sont plus ouverts en Suisse, parce que la place n’est plus jugée sûre, donc ils ont ouvert des comptes, qui ne sont pas au nom des personnes, mais au nom de sociétés panaméennes, des Bahamas ou des British Virgin Islands, parce qu’il n’y a que des masques. Ils ont ouvert ces comptes à Singapour, on l’a vu aussi Hong Kong, parce que là, on sait que la coopération est moins aisée que dans ces pays-là. Depuis quelque temps, Hong Kong et aussi par exemple le Liban –regardez la situation du Liban aujourd’hui-, ces places quelquefois s’écroulent ou, en tout cas, elles sont jugées moins sûres par ceux qui placent l’argent. Alors qu’est-ce qui reste ? Il y a une place, on l’a vue de façon récurrente aujourd’hui, c’est Dubaï. Dubaï ne coopère pas. Vous faites des demandes de comptes dans des dossiers de fraude, de trafic, de tout ce que vous voudrez, de corruption à Dubaï, vous n’avez pas de réponse.
À la fin de votre livre, vous suggérez des solutions. Vous proposez notamment qu’on exige des pays refuges pour fraudeurs, que ces pays fournissent systématiquement et spontanément la liste des détenteurs étrangers de comptes, toutes banques confondues. C’est très bien, mais on a envie de vous dire : est-ce que ce n’est pas naïf de demander de la transparence à un pays dont la prospérité repose justement sur l’opacité ?
C’est peut-être naïf. Mais je pense que, si on veut réparer cette injustice qui est de plus en plus criante et qui va l’être de plus en plus, il faut l’exiger en imposant à tous les États la transparence, c’est ça qui est important, la transparence financière. On a parlé de l’Afrique. C’est souvent dans les pays les plus pauvres qu’on voit les plus grandes fortunes cachées. Ce qu’il faut, c’est passer à la vitesse supérieure, c’est-à-dire qu’il y a une prise de conscience, il y a des listes qui sont établies alors qu’elles me font souvent sourire quand je vois certains pays passer du noir au gris et au blanc et quand je vois la réalité de l’autre côté. Bon, c’est un premier pas, mais il faut aller au-delà. Maintenant, il faut se dire que cet argent fraudé, on va entreprendre des actions pour le confisquer, pour le récupérer, pour le restituer aux États qui sont volés, qui sont fraudés.
Et il y aura des représailles contre les États qui protègent les fraudeurs ?
Bien sûr. Tout cela doit se faire sous menace de sanctions. On est capable au niveau du G20 de mettre des sanctions sur des pays qui n’ont pas des comportements loyaux.
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