Revue «Politique africaine»: aux origines d’un autre regard sur le continent
Publié le :
La revue Politique Africaine fête ses quarante ans. Lancée au début des années 80, cette revue a marqué un renouveau du regard universitaire sur le politique en Afrique. Quelles ruptures a-t-elle suscitées ? Dans quel contexte intellectuel s’est-elle inscrite ? Quelle est l’histoire de sa création ? Pour en parler, nous recevons l’un des fondateurs de Politique africaine, le chercheur Jean-François Bayart, Professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement de l’université de Genève. Il répond aux questions de Laurent Correau.

RFI : Quand vous créez, avec d’autres chercheurs, la revue « Politique africaine », en mars 1981, qu’est-ce qui caractérise les études africaines, avec quel regard est-ce que vous cherchez à rompre ?
Jean-François Bayart : C’était, d’abord, comprendre l’historicité propre des sociétés politiques africaines à une époque où, académiquement, vous aviez des approches qui mettaient plutôt le moteur de l’histoire en Occident et avec une Afrique passive ou attendant la grande lumière de la modernité de l’Occident. Ayant travaillé comme thésard, sur l’État au Cameroun, je voyais bien qu’il y avait quelque chose qui clochait et qu’en réalité l’État postcolonial, mais déjà l’État colonial, était plutôt un rebondissement d’une histoire de longue durée qu’une espèce de table rase. Il y avait également le souci de garantir l’indépendance de la recherche… Évidemment, pour nos auditeurs c’est de la préhistoire, mais il faut quand même se souvenir que c’était l’Afrique de Jacques Foccart. Les chercheurs de l'Orstom ne pouvaient pas publier sans un visa explicite de la direction centrale à Paris.
Sur le fond, à quel point est-ce que l’on est persuadé, chez les politiques et chez les intellectuels de ce début des années 1980, du fait que le parti unique serait une bonne chose et qu’il permettrait une « intégration » des différences au sein des sociétés africaines ?
C’était la vulgate, c’était le Crédo… Et la classe politique française considérait -pour reprendre un proverbe prétendument africain, qui à mon avis, avait été inventé un soir de libations coloniales par des administrateurs français- qu’il ne peut pas y avoir deux crocodiles mâles dans le même marigot… C’était la conviction.
« Politique africaine » s’inscrit en faux contre cela, montre justement la complexité du politique…
Absolument. Et c’est, d’ailleurs, le sens du titre du premier numéro « Le politique par le bas », c’était de montrer comment vous aviez ce que j’appelais à l’époque des modes populaires d’action politique, qui passaient éventuellement, d’ailleurs, par des formes d’expression culturelle, la musique ou des comportements alimentaires, la consommation d’alcool interdit, de chanvre, etc., mais que tout cela avait un sens politique. Je crois que « Politique africaine » a prêché dans le désert et il faut attendre l’évidence des manifestations de masse revendiquant la démocratie pour que, par exemple, un Premier ministre français -Michel Rocard- remette en cause le postulat de Jacques Chirac qui avait énoncé quelques mois auparavant : « la démocratie n’est pas faite pour les Africains, ce n’est pas dans leur culture. » C’était un raisonnement purement culturaliste qui, à mon avis, reste très largement d’actualité dans la classe politique française. Si vous prenez le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, nous sommes tout à fait dans le même schéma mental et je ne suis pas sûr qu’Emmanuel Macron voit très différemment l’Afrique aujourd’hui. Il suffit de voir la manière dont il a adoubé le fils Déby après la mort de son père.
Mais vous pensez qu’on en est encore là, en 2021 ? On a encore des intellectuels et des politiques qui voient l’Afrique de cette manière-là ?
Bien sûr, c’est une évidence ! Par exemple, l’intellectuel organique de la vision ethnique de l’Afrique c’est Bernard Lugan. Bernard Lugan a enseigné jusqu’à une date -une époque tout à fait récente- à Saint-Cyr, à l’École militaire, à l’IHEDN etc… Et je pense que l’institution militaire française reste saturée de ces représentations qui sont des représentations de la colonisation. L’Armée française a encore un pied à Fachoda, dans sa manière de voir l’Afrique.
Est-ce que vous diriez que la naissance de la revue « Politique africaine » a été liée à des changements culturels, sociaux ou politiques, de ce début des années 1980 ?
Oui, c’est incontestable. Dans le domaine même des sciences sociales, il est tout à fait fascinant de voir comment Politique africaine met en avant le politique par le bas -donc nous sommes en 1980- et au même moment, sans que nous le sachions, à l’époque, vous avez des historiens d’origine indienne, ceux que l’on appelle « les subalternistes » : « Subaltern Studies », qui cherchent à restituer la part de l’action populaire, y compris dans le contexte de la colonisation.
Donc on est dans un changement qui est global…
On est dans un moment... Vous avez aussi l’Alltagsgeschichte, l’histoire du quotidien en Allemagne et vous avez des médiévistes japonais qui s’interrogent à leur manière sur le politique par le bas, dans le Japon du Moyen Âge.
Donc, une prise en considération croissante de ce qui se passe au sein des populations…
Oui, absolument… Et puis, un moment théorique très important, Politique africaine, en France, a participé à ce moment. Politique africaine était lue par des collègues spécialistes du monde arabe, de l’Inde, de la Chine, précisément parce que nous incarnions un renouvellement méthodologique et théorique.
► Les numéros de la revue Politique Africaine sont disponibles sur la plateforme Cairn.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne