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Jean-Pierre Olivier de Sardan: «Il fallait mettre fin à Barkhane d'une façon ou d'une autre»

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Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur au Lasdel à Niamey, Jean-Pierre Olivier de Sardan est signataire de l’Appel pour une refondation de la politique sahélienne de la France, initié par Oxfam et le CCFD, signé par une vingtaine d’organisations humanitaires et de développement, mais aussi par de nombreux chercheurs et journalistes. Il est également l’auteur d’un article cinglant, « De Barkhane au développement, la revanche des contextes ». Il est l’invité d’Afrique matin, au micro de David Baché.

Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur de recherche émérite au CNRS.
Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur de recherche émérite au CNRS. © Jean-Pierre Olivier de Sardan
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RFI : Dans la tribune dont vous êtes signataire, vous appelez à une « refondation de la politique sahélienne de la France. » Vous constatez notamment « l’impasse » de l’intervention militaire française, dont Emmanuel Macron vient d’annoncer la réduction et la transformation, avec la fin programmée de Barkhane. D’abord, selon vous, la fin de Barkhane, c’est une bonne décision ?

Jean-Pierre Olivier de Sardan : Elle était certainement devenue inévitable, parce que Barkhane n’a pas réussi à endiguer la progression jihadiste. Elle est devenue de plus en plus impopulaire à l’intérieur du Mali, même si c’était probablement une intervention assez professionnelle etc. Tout ce qu’on peut dire c’est que sans elle ça aurait été pire, on ne sait pas exactement. Effectivement, il fallait y mettre fin d’une façon ou d’une autre.

Vous écrivez que le bilan « plus qu’incertain » de Barkhane est dû à « l’ignorance du tissu social local et à la méconnaissance du terrain. » À quoi faites-vous référence ?

Au décalage complet entre une force d’intervention étrangère et les populations locales. Or, l’ennemi que combat Barkhane, le terrorisme jihadiste, c’est un ennemi qui, lui, est beaucoup plus enraciné dans les populations locales, qui joue sur toute une série de facteurs internes aux populations locales, et qui est composé de jeunes qui sont issus de ces populations locales. Il y a peu de cas où une force étrangère peut réussir à mettre fin à une insurrection qui a des racines importantes dans les contextes locaux, ce qui était devenu le cas -même si au début le jihadisme était importé d’Algérie, et importé plus généralement d’ailleurs, il a pris racine dans une partie du tissu social malien.

Pourtant les militaires français ont des partenaires locaux : ils travaillent et ont travaillé avec l’armée malienne, mais aussi avec des groupes armés implantés localement, le Mouvement nationale pour la libération de l’Azawad (MNLA) en son temps à Kidal, le Mouvement pour le salut de l'Azawad (MSA) à Ménaka… ces acteurs connaissent le tissu local. Sans même parler des services français de renseignements, qui sont implantés depuis de longues années dans toutes ces zones…

Alors là, vous avez touché deux problèmes. Du côté de l’armée malienne, on sait que c’est une armée faillie, en quelque sorte. Elle a beaucoup de dégâts à son passif, par rapport aux populations. C’est une armée qui a été rongée depuis des décennies par la corruption, ça ne date pas d’aujourd’hui ! C’est une armée qui n’est pas fiable en termes militaires, et ce malgré d’innombrables formations qui ont été dispensées par les Américains, les Français, etc. Alors du côté des milices c’est un autre problème. Justement, c’est peut-être plus un problème qu’une solution. L’alliance avec les milices implique qu’on est, sans bien le connaître, dans un tissu local extrêmement compliqué d’antagonismes, d’alliances, de haine, de réconciliation… Si vous parlez des services secrets et des milices, le MNLA a été la grande faillite de la politique de la France par rapport au Mali. La France a cru pouvoir s’allier, à un moment, avec certains indépendantistes touaregs pour récupérer des otages ou pour lutter contre les jihadistes, et c’est l’inverse qui s’est passé avec l’occupation du nord du Mali par les forces jihadistes. Tout ce qui a pu être alliances avec des milices locales, je pense, a été une erreur complète. Et même en ce qui concerne les services secrets, je pense que ça fait longtemps que les services secrets français ont une sorte de complaisance coupable avec les indépendantistes touaregs, et que ça n’a pas été une bonne information pour les politiques français ou pour les dirigeants militaires français.

Le refus de Paris de dialoguer avec les groupes jihadistes, alors que les Maliens le souhaitent ouvertement, et que d’autres pays sahéliens peut-être aussi, plus discrètement, ça fait partie des erreurs stratégiques françaises que vous dénoncez ?  

Ça fait surtout parti d’une analyse de la situation qui fait qu’une puissance étrangère ne peut pas régler les problèmes à la place des nationaux. De toutes façons, ils n’ont pas attendu, heureusement, l’aval de la France pour ça : il y a un certain nombre de négociations qui se sont faites au niveau purement local, sans que forcément l’État malien soit lui-même un partenaire important ou soit même impliqué. Après, la France peut avoir ses propres positions et penser que toute forme de discussion avec les jihadistes n’est pas bonne, mais ça c’est la position de la France. Elle peut la garder en tant que position française, mais pas l’imposer évidemment au Mali.

Vous écrivez aussi que tous les acteurs, nationaux et internationaux, s’accordent à dire que « le volet socio-économique », donc le développement, est la clé, y compris contre l’insécurité. Par contre vous dénoncez des projets « conçus de l’extérieur… » 

Oui. Bien évidemment, les opérations militaires ne sont pas la même chose que les opérations de développement, mais ce que je voulais montrer dans cet article, c’était cette caractéristique commune qui est : des politiques élaborées, financées et pilotées de l’extérieur. Et dont il me semble qu’elles ne peuvent pas aboutir à des résultats solides. Le développement lui, a précédé depuis longtemps les problèmes actuels du Sahel, mais on voit bien qu’il continue à être quelque chose qui arrive et se déverse dans les pays comme une rente, dont après chacun peut vouloir sa part, et qui a des effets pervers assez nombreux. Un exemple typique : l’éducation ! Évidemment un investissement décisif pour l’avenir, dans lequel beaucoup d’argent a été dépensé depuis 40 ans : les systèmes d’éducation au Mali et au Niger ou au Burkina Faso sont sinistrés ! C’est un échec à la fois des bailleurs de fonds du développement mais c’est aussi un échec des élites politiques locales.

Et alors une fois qu’on a fait ce constat, quelles sont vos recommandations ?

Nous autres sommes des diagnostiqueurs, pas des prescripteurs. Mais c’est vrai que, non en tant que chercheur mais en tant que citoyen, il me semble qu’il faut le plus possible privilégier le soutien aux initiatives locales plutôt que la production incessante d’interventions standardisées.

Pourtant c’est vous qui parlez d’une armée nationale faillie, des problèmes de corruption, des échecs des élites politiques locales… Est-ce que ce n’est pas ça justement le problème, et du coup est-ce que ce n’est pas un peu risqué ?

Tout est risqué dans la situation actuelle ! Alors, tenter de soutenir des initiatives locales, il n’y a pas grand-chose à perdre. Tenter de soutenir des réformateurs internes aux administrations et aux États, tenter d’appuyer telle ou telle expérience, qu’est-ce qu’on a perdre là-dedans ? Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y aura pas de solution qui viendra de l’extérieur.

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