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Élections en Libye: «Repousser sans revisiter le cadre juridique serait une plaisanterie», estime J. Harchaoui

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C'était promis juré, les Libyens devaient élire leur nouveau président le 24 décembre dernier. Mais finalement, il n'y a pas eu d'élection. Et aujourd'hui, le Parlement de Tobrouk est incapable de fixer une nouvelle date, au grand dam de la communauté internationale qui demande aux Libyens de « préserver la dynamique » en faveur de ce scrutin. Alors, les Libyens voteront-ils en 2022 ? Jalel Harchaoui est spécialiste de la Libye et chercheur à l'ONG Initiative Globale, basée à Genève. Il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

Un Libyen protestant pour le maintien des élections en Libye, lors d'une manifestation à Benghazi, le 24 décembre 2021.
Un Libyen protestant pour le maintien des élections en Libye, lors d'une manifestation à Benghazi, le 24 décembre 2021. REUTERS - ESAM OMRAN AL-FETORI
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RFI : Pourquoi la date du 24 décembre n’a pas pu être respectée ? 

Jalel Harchaoui : Il y a plusieurs facteurs, je ne voudrais pas donner l’impression qu’il y avait un seul obstacle, mais, dans mon analyse, la principale barrière, c’était le caractère excessivement frêle, vague et peut mettable en œuvre du cadre légal. C’est-à-dire que les lois électorales qui n’avaient pas été votées correctement, elles avaient été plus imposées à des fins politiques en septembre et en octobre par le gouvernement de Tobrouk, par le président du Parlement de Tobrouk, Aguila Saleh. Ces lois électorales étaient quasiment conçues pour poser problème et c’est exactement ce qui s'est passé. 

Elles étaient peut-être trop favorables au maréchal Haftar, c’est ça ? 

Non, ce n’est pas le principal problème. Le principal problème, c’est que c’était excessivement vague. Il n’y avait pas de date, il n’y avait pas de temps maximum autorisé à s’écouler entre le premier tour et le second tour de la présidentielle. Il n’y avait aucun mécanisme pour garantir la simultanéité des législatives, il ne faut pas oublier les législatives, avec le second tour de la présidentielle. Bref, c’était sous forme de gruyère en termes de lacunes, en termes de facettes, qui auraient dû être robustes. Et au lieu d’être robustes, ces lois électorales ont été extrêmement fragiles, superficielles. Donc, dans les faits, la Commission électorale a pris peur, il n’y avait pas suffisamment de matière pour pouvoir se lancer dans la mise en œuvre en étant sûr que ça ne se soit pas remis en cause en cours de route. Et la peur a fait que même la liste des candidats n’a jamais été publiée de manière définitive, et cela aurait dû être fait le 10 décembre. 

Est-ce certains que candidats comme le maréchal Haftar et le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, dont les candidatures étaient contestées, n’avaient pas intérêt à un report ? 

J’irai plus loin, je dirai qu’aucune élite libyenne n’était sincèrement engagée à se comporter d’une manière constructive. L’ensemble des élites libyennes, quand elles ont entendu parler du fait que toute l’année 2021 allait être dominée par cette notion d’élections libres et équitables à l’occidentale, toutes les élites, franchement je ne vois d’exception, se sont comportées de manière opportuniste et ont essayé d’exploiter le processus électoral. En fait, elles ont vraiment saboté le processus en question. En se disant que si ça va s’effondrer, parce que c’était quasiment certain que ça allait s’effondrer, c’est ce qui s’est passé, ces élites-là, ces différentes factions, se sont dits « de toute façon, je pourrai toujours pointer mon doigt vers mon ennemi et assigner le blâme à quelqu’un d’autre, de toute façon, je pourrai m’en tirer en trouvant une solution autrement que par des élections ». Donc, il y avait une grande dose de cynisme de la part de l’ensemble du spectre politique. Je parle vraiment des élites. La population était intéressée, la population était sincère, la population voulait la dignité qui aurait été attachée à l’exécution réussie d’un bon exercice démocratique. Je parle vraiment des élites.  

Selon nos confrères d’Africa Intelligence, l’envoyé spécial de l’ONU, l’Américaine Stephanie Williams, propose un report de quatre à six mois afin de permettre à la Commission électorale de boucler la liste définitive des candidats. Cela vous parait-il crédible ? 

Non, ça ne me parait pas crédible parce que si on ne change pas les causes, les effets seront les mêmes. Repousser sans venir consolider, revisiter, amender le cadre juridique, ce serait une plaisanterie. On se retrouverait avec exactement les mêmes problèmes découlant des mêmes causes. Non, il faut que l’ONU s’attaque au Parlement de Tobrouk. Malheureusement, c’est considéré comme un tabou. Il y a très peu de volonté de la part de la communauté internationale, y compris des Américains, et Stephanie Williams est d’abord une Américaine, il y a une hésitation à venir dire du mal du président du Parlement. Quand je dis dire du mal, ce n’est pas critiquer, c’est exercer une pression constructive, faire un travail de médiation, forcer à se comporter légèrement différemment que ce qu’il s’est passé de manière si triste en 2021. Non, il faut consolider le cadre juridique. 

Mais s’attaquer à Aguila Saleh, ce n’est pas s’attaquer aussi au maréchal Haftar et à l’Égypte ? 

Vous avez complètement raison. Il y a le côté égyptien, il y a cette idée de la part des Américains et donc a fortiori des Occidentaux de dire : « Il ne faut pas que l’Égypte soit mécontente, il faut qu’on la ménage, ne pas venir marcher sur les plates-bandes de ce côté-là. » Il faut choisir. On ne peut pas avoir des élections démocratiques et faire plaisir à un pays profondément anti-démocratique comme l’Égypte. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Ça, ce n’est pas possible. 

À terme, l’objectif de l’ONU serait que tous les favoris puissent être candidats sauf Saïf al-Islam Kadhafi. Qu’en pensez-vous ? 

C’est vrai qu’il y a une prise de conscience après ce qu’il s’est passé au mois d’octobre-novembre, le retour médiatique de Saïf a fait quand même sensation, en tout cas sur les médias sociaux, en Libye. Il y une espèce de prise de conscience de la part des Américains en se disant « ce serait pas mal quand même que l’on puisse se mettre d’accord, qu’on évite de l’avoir comme candidat, parce que c’est perturbateur ». Moi, je considère que c’est un problème relativement mineur. Il faut qu’il y ait un processus électoral, ou en tout cas avoir de la clarté, parce que maintenant je ne suis même plus sûr qu’il y ait un engagement sérieux de la part des Américains et de l’ONU sur une bonne tenue des élections en 2022. Il faut casser des œufs à un moment donné, je ne parle pas de Saïf al-Islam, il faut aller venir perturber les Libyens de l’ouest, les factions importantes de l’est. Si on essaye d’être polis constamment, on va continuer à tourner en rond. 

Vous dites que le problème, c’est notamment le Parlement de Tobrouk, mais n’y a-t-il pas aussi des problèmes à l’ouest au vu des tensions très fortes à l’intérieur de la ville de Tripoli, ces dernières semaines, entre les milices ? 

Oui, vous avez raison. Il y a le côté risque de violences armées, il y a une protection militaire pour le maintien du Premier ministre Dbeibah, qui est aussi très content qu’il n’y ait pas d’élections. Ça fait partie de sa stratégie que les élections échouent, qu’elles n’aient pas lieu, qu’elles ne se matérialisent pas. Mais, vous savez, les tensions qui mettaient en jeu un risque de dérapage, elles se sont produites après que tous les Libyens aient compris que les élections n’allaient pas avoir lieu. Ce n’est pas à cause de ces tensions-là que les élections n’ont pas eu lieu. Les élections ont été mortes et enterrées dès la fin du mois de novembre ou début du mois de décembre. Et les tensions très réelles, très inquiétantes que vous soulignez très justement ont eu lieu entre le 15 et le 21 décembre. 

Et quel est le jeu des islamistes dans ces tensions ? 

Les islamistes existent. Ils existent notamment grâce au parapluie sécuritaire qui est fourni par la Turquie, je rappelle que la Turquie est enracinée en Tripolitaine. Et dans le schéma d’Ankara, il y a l’utilisation des acteurs islamistes qui ne sont pas très populaires, qui n’ont aucune chance de bien se comporter dans le cadre d’élections puisqu'il n'y aura pas beaucoup de votes en leur faveur. En revanche, dans un scénario de non-élections, il y a une présence islamiste, y compris sous forme de groupes armés qui sont équipés, qui sont formés par la Turquie. Mais il y a d’autres factions qui sont tout à fait séculières, si je puis dire, notamment des brigades modérées comme à Misrata, qui sont beaucoup plus grosses que les islamistes et qui aussi protègent par la force le maintien du Premier ministre Dbeibah. Il ne faut faire non plus faire une obsession des islamistes, mais vous avez raison, ils existent grâce à la protection de la Turquie, c’est tout à fait clair.  

Et la visite le 21 décembre de l’ancien ministre de l’Intérieur Fathi Bachagha chez le maréchal Haftar à Benghazi, est-ce c’est le signe qu’il y a maintenant des renversements d’alliance contre peut-être le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah ? 

Oui, la démarche que nous avons vue de la part de Fatih Bachagha, qui est originaire de la même ville que Dbeibah, c’est-à-dire Misrata, qui était accompagné d’une autre figure très importante Ahmed Meitig à Benghazi, pour cette visite très remarquée auprès du maréchal, c’est un renversement. C’est quelque chose de très explicite et c’est aussi l’idée que l’on pourrait inclure Misrata dans une alliance avec son ennemi juré qui est donc le maréchal Haftar, son ennemi depuis 2014. C’est très théorique tout cela. Ce que nous voyons sur le terrain, c’est la majorité des acteurs les plus significatifs de Misrata qui sont fermement du côté de Dbeibah. Donc, je suis tenté de dire que Fathi Bachagha, qui est très connu dans les médias étrangers, il est beaucoup plus connu dans les médias étrangers qu’à l’intérieur de la Libye, ce qu’il a mis en place, pour l’instant, c’est un flop. Pour l’instant, la partie de Misrata qui existe, qui est pro Bachagha et anti-Dbeibah, cette partie-là se révèle décevante en taille. Les gros joueurs, les gros acteurs à Misrata sont en train de se révéler comme étant des soutiens, des appuis, pour le Premier ministre Dbeibah qui se maintient au pouvoir à Tripoli. 

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