Philosophie africaine: Souleymane Bachir Diagne parle du métaphysicien ghanéen Kwasi Wiredu
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C'était l'une des figures importantes de la philosophie du XXe siècle. Le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu est décédé en ce début d'année à l'âge de 90 ans... Enseignant à l’université du Ghana, puis à l’université de Floride du Sud, aux États-Unis, il était connu pour son engagement dans les débats sur la définition de « la philosophie africaine », mais aussi pour ses textes sur la « décolonisation conceptuelle ». Son œuvre est cependant très méconnue dans le monde francophone aussi pour l'évoquer en quelques mots, notre invité ce matin est un autre philosophe, le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne.

RFI : Pourquoi dit-on de Kwasi Wiredu qu’il a été l’un des grands philosophes de la seconde moitié du XXe siècle ?
Souleymane Bachir Diagne : Durant la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre d’ouvrages ont été écrits sur la philosophie africaine, qui consistaient en quelque sorte à simplement rendre philosophiques certaines descriptions ethnologiques, à tourner en pensée africaine ou en philosophie africaine, l’ethnologie.
Kwasi Wiredua montré dans son œuvre qu’il ne fallait pas se poser sempiternellement la même question : est-ce que la philosophie africaine, c'est l’émanation des cultures africaines ou est-ce que c’est une démarche rigoureuse et individuelle ? Il est sorti de ce débat mal posé et a montré l’exemple de ce que pouvait être une démarche rigoureuse, aujourd’hui en Afrique, qui consiste à partir des problèmes philosophiques, tels qu’ils se posent en Afrique, et à les analyser. Et aussi, à montrer toute l’importance de la prise en compte des langues africaines dans la démarche philosophique. Et c’est sur ce plan-là également qu’il est un pionnier.
Kwasi Wiredu était notamment « l’avocat d’une décolonisation conceptuelle ». Qu’est-ce que cela voulait dire concrètement ?
Kwasi Wiredu estimait que la meilleure manière pour les philosophes africains de poser les problèmes qui sont les leurs, c’est de les poser aussi dans leur langue. Donc, retour aux langues africaines, aux concepts africains, aux mots africains… Je vous donne simplement un exemple. Aujourd’hui, le mot « ubuntu », de la langue bantoue, est un mot très important ! Non seulement en Afrique, mais dans le monde entier, quand il s’agit de penser l’éthique de la relation, l’éthique de l’humanisme, l’éthique d’une justice transitionnelle.
Wiredu invitait les penseurs africains à penser dans leur propre langue vernaculaire, même si par la suite ils avaient à partager cette pensée en la traduisant dans les langues occidentales…
Absolument. Vous avez prononcé le mot important, d’ailleurs ! Celui de « traduction » ! C'est-à-dire que, lorsqu’il demande aux philosophes africains de faire de nouveau de leur langue des langues de la pensée philosophique, ce n’était pas pour dire : tournons le dos à d’autres langues. Mais c’était pour dire, au contraire : traduisons, sachons profiter de notre situation de multilinguisme, pour savoir penser d’une langue à l’autre.
Est-ce que l’on peut dire que Wiredu a été l’un des fondateurs de la philosophie africaine ?
Il est l’un des fondateurs de la démarche philosophique que les philosophes africains aujourd’hui, pour l’essentiel, partagent. Et c’est la raison d’ailleurs pour laquelle j’ajouterai à ma réponse qu’il est dommage qu’il ne soit pas mieux connu dans le monde francophone et dans le monde francophone africain. Pourtant, voilà un homme considérable, dont l’œuvre est considérable ! Et ceci, c’est le problème de la traduction. Nous traduisons malheureusement très peu dans le monde francophone et en particulier en Afrique. Ceci va au-delà, évidemment, de la personne de Wiredu. Prenons l’exemple d’un livre dont pourtant tout le monde s’accordait à penser qu’il était important. Il a fallu tant d’années pour que L’Invention de l’Afrique de Valentin-Yves Mudimbe soit traduit aujourd’hui en français.
Trente-trois ans exactement, entre sa publication en 1988, en anglais – aux États-Unis – et sa publication en France, en 2021…
Oui. Alors que tout le monde s’accordait à penser que c’était un livre important. Je crois que l’université doit se saisir de cette question. Les professeurs de philosophie, dans les différentes universités, doivent faire en sorte que le travail de traduction soit une part importante de la production des thèses de philosophie. Je crois que c’est une manière très précise d’aller dans la direction d’un décloisonnement de la réflexion philosophique sur le continent.
►À écouter aussi : La Marche du Monde - Souleymane Bachir Diagne philosophe à New York (1/2)
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