Soudan: «Il y a un grand doute sur la volonté des militaires de laisser une partie du pouvoir aux civils»
Publié le :
Au Soudan, le général Abdel Fattah al-Burhan a annoncé, dimanche 31 mai, la levée de l’état d’urgence, sept mois après son coup d’État. Mais les manifestants anti-putsch maintiennent la pression. Ils ont appelé à descendre dans la rue ce vendredi pour commémorer l’anniversaire de la sanglante répression du 3 juin 2019. Ce jour-là, un sit-in avait été violemment réprimé par les forces de sécurité, causant la mort d’au moins 130 personnes et faisant des centaines de blessés. Où en est aujourd’hui le pays trois ans après ? La levée de l’état d’urgence peut-elle permettre le dialogue entre civils et militaires ? Ou le blocage est-il total ? Roland Marchal, chercheur au CNRS, basé à Sciences Po Paris, répond aux questions de Pierre Firtion.

RFI : On commémore aujourd’hui le troisième anniversaire de ce massacre de Khartoum qui avait fait officiellement près de 130 morts et des centaines de blessés, de disparus. Les comités de résistance appellent à descendre dans la rue ce vendredi. Doit-on s’attendre selon vous à une forte mobilisation ?
Roland Marchal : Oui, je crois qu’il y aura une forte mobilisation parce qu’elle demeure. Les observateurs sont surtout surpris par le fait que ces comités de résistance sont extraordinairement résilients malgré la répression qui les frappe depuis le coup d’État du 25 octobre. Mais, malgré tout, il n’y a pas une expression politique organisée nationale centralisée, ce qui est à la fois leur plus grande force vis-à-vis de la répression et qui est aussi leur plus grande faiblesse puisqu'ils n’apparaissent pas comme une alternative par rapport à d’autres partis politiques civils d’opposition ou qui se sont ralliés aux militaires dans le coup d’État.
Ce vendredi, c’est un peu une journée test, cet appel à manifester intervient cinq jours après la levée de l’état d’urgence. Ce geste peut-il vraiment « créer l’atmosphère nécessaire à un dialogue fructueux » comme l’espère les autorités ?
Il y a eu depuis le 25 octobre différentes tentatives, donc finalement les choses se sont mises en place extrêmement lentement et ont tout simplement échoué au début du mois de mai. Il y avait plusieurs conditions qui ont été mises en avant par des secteurs importants de l’opposition, c’est la levée de l’état d’urgence, la libération de tous les prisonniers. Les secteurs les plus radicaux, donc notamment les comités de résistance, indiquent quant à eux que, compte tenu de l’évolution du système légal et du contrôle du ministère de la Justice par des tenants des militaires et de l’ancien régime, même si on levait aujourd’hui l’état d’urgence, on ne changerait pas beaucoup les conditions de la répression et la criminalisation des manifestants. Donc, je crois que l’on n'est pas vraiment mûr sur le dialogue et qu’il y a un grand doute sur la volonté des militaires, je ne dirais pas d’abandonner le pouvoir, mais même d’en laisser une partie significative aux civils.
Cette levée de l’état d’urgence, elle s’adressait en réalité beaucoup plus à la communauté internationale qu’au peuple soudanais en quelque sorte ?
Oui, tout à fait. C’est une situation assez paradoxale parce que d’un côté il y a un consensus occidental qui est très fort sur le fait que ce régime tel qu’il existe depuis le 25 octobre ne peut pas être la solution pour le Soudan. Et donc l’Union européenne a coupé tous ces financements, ce qui est quand même une décision forte. Les Américains, je crois que ce n’est pas indifférent à la décision de lever l’état d’urgence, menacés des sanctions sur toute une série de compagnies qui sont liées aux intérêts militaires ou sécuritaires au Soudan. Donc, vous avez ça d’un côté. De l’autre côté, on a une espèce de doute, peut-être parce que c’est une situation politique assez particulière compte tenu de la forme de l’opposition soudanaise, mais aussi sur la sincérité des engagements des uns et des autres.
Signe de la tension entre Khartoum et la communauté internationale, les militaires menacent régulièrement d’expulser Volker Perthes, l’émissaire des Nations unies, qu’ils accusent d’interférences dans les affaires du pays.
La seule chose que l’on pourrait conseiller aux dirigeants soudanais, c’est de lire le mandat de la présence onusienne, c’est eux-mêmes qui l’ont négocié, donc ils devraient quand même s’en souvenir. La mission de monsieur Perthes qui, par ailleurs, est souvent perçu par les Soudanais comme étant beaucoup trop gentil avec les militaires, c’est quand même de faire de la politique et d’aider les élites politiques soudanaises à régler les problèmes structuraux de leur société. C’est quand même une ingérence extrêmement douce, propositionnelle, il n’y a pas d’inflexion autoritaire de la part de monsieur Perthes, surtout pas vis-à-vis des militaires. Ce que l’on voit plutôt, c’est la réaffirmation au sein de l’armée de courants qui avaient baissé un peu la tête après l’éviction d’Omar el-Béchir et l’arrivée au pouvoir d’un régime de transition civile. Des gens qui ont une conception beaucoup plus autoritaire du pouvoir politique, voir une conception plus islamiste du pouvoir politique au Soudan. Et donc Burhan comme d’ailleurs le général Hemeti doivent à la fois maintenir une unité au moins de façade de ces institutions, en même temps, qu'ils constatent eux aussi que les divisions à l’intérieur de l’armée ne cessent que d’augmenter.
Entre d’un côté les militaires qui ne veulent pas partager le pouvoir et de l’autre les civils qui exigent leur retour aux affaires, est-ce qu’on n’est pas dans une situation de blocage total aujourd’hui ?
Oui, on est dans ça. Maintenant, ce que vous venez d’énoncer, ce sont un peu les deux extrêmes du spectre. La réalité du jeu politique, elle est un peu plus subtile que ça, et heureusement. Les militaires ont complètement bloqué ce processus et l’ont fait, d’une certaine façon, l’ont rétrogradé, mais il est très clair, et il faut que ça soit très clair pour l’opposition, il y a aura un moment, il faudra faire des compromis. Avec qui ? Comment ? Ça c’est leur décision, ça ne peut pas être la décision de la communauté internationale. Mais l’idée qu’il faut discuter, qu’il faut avancer vers une solution, je crois qu'il faut que cette idée soit très clairement dans l’agenda de tous les principaux dirigeants des comités de résistance, aux forces pour le changement et pour la liberté et aux grands partis soudanais.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne