Le grand invité Afrique

Filippo Grandi: «L’accord Londres-Kigali est un précédent dangereux pour le droit d’asile»

Publié le :

Jamais le monde n’a connu autant de personnes déplacées ou réfugiées en raison des conflits, mais aussi des famines ou des catastrophes climatiques. Ils sont 100 millions, selon le dernier rapport du Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR). Alors que ce nombre s’accroit sans cesse depuis 10 ans, les politiques d’asile sont de plus en plus restrictives. En témoigne le récent accord que le Royaume-Uni a conclu avec le Rwanda pour la gestion de ses demandeurs d’asile. De passage en Côte d’Ivoire, le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi est l’invité de RFI.

Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, lors d'une conférence de presse à Genève.
Le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, lors d'une conférence de presse à Genève. © AP/Salvatore Di Nolfi
Publicité

RFI: Cent millions de réfugiés et de déplacés dans le monde, c’est un record. C’est le symptôme d’un monde en ébullition ?

Filippo Grandi : D’un monde en crise, bien sûr. La guerre en Ukraine, l’invasion russe ont fait gonfler ce chiffre encore plus que d’habitude, mais c’est depuis dix ans que ce chiffre augmente d’année en année. On est devenu incapable de faire la paix, de bâtir la paix. Et à tout cela, s’ajoutent beaucoup d’autres causes de mouvements forcés, de mouvements de masse de population. Donc, c’est devenu non seulement un phénomène très vaste, très substantiel, mais aussi très complexe. Cela dit, beaucoup d’entre eux fuient aussi la famine ou les phénomènes climatiques, parce que c’est très difficile de départager les causes.

Mais on s’attend dans les mois qui viennent à des famines dans certaines parties du monde, en particulier dans certaines zones de l’Afrique. Vous pensez que la situation va encore s’aggraver ?

Je crains qu’elle puisse s’aggraver et la famine est souvent liée à la guerre. Regardez les zones qui sont les plus susceptibles d’avoir des phénomènes de famines et de déplacements liés à ça : la Corne de l’Afrique, le Sahel. Donc, ce sont des zones qui sont aussi traversées par des conflits extrêmement violents qui frappent les civils. Donc, c’est une combinaison de causes qui le plus souvent se produit.

La semaine dernière, la Cour européenne des droits de l’homme a bloqué l’expulsion vers le Rwanda de demandeurs d’asile arrivés au Royaume-Uni. Vous vous êtes exprimé contre cet accord entre Londres et le Rwanda. Vous saluez cette décision de la Cour européenne ?

Oui. C’est important que la Cour européenne, qui est un organe très important pour la défense des droits de l’homme en Europe, se soit exprimée ainsi. Nous l’avons dit, c’est un accord qui viole le droit des réfugiés, le droit international.

C’est aussi un accord qui crée un précédent très dangereux. C’est un pays avec des ressources et des systèmes d’asile qui fonctionnent. Comme celui du Royaume-Uni refuse d’accepter que les gens puissent accéder à leur territoire pour y être soumis au processus d’asile, que doivent dire alors les pays avec beaucoup moins de ressources qui reçoivent beaucoup plus de réfugiés et de demandeurs d’asile ? C’est un précédent dangereux pour le droit d’asile dans le monde.

Mais ce n’est pas le premier accord du genre signé par le Rwanda. Il y a eu un accord signé avec Israël. L’Australie soustraite aussi sa politique d’asile. Pourquoi cet accord-ci entre Londres et Kigali est plus condamnable que les autres ?

L’accord entre le Rwanda et Israël, c’est un accord d’il y a quelques années qui a été mis en œuvre pour un nombre très limité de personnes. Cela ne s’est pas très bien passé, parce que ces personnes se sont dispersées, ont disparu très vite, et sont réapparues dans d’autres pays comme l’Ouganda et même sur les routes qui mènent de nouveau à l’Europe. Donc, contre-produisant de ce point de vue, en effet, il n’avait pas été prolongé. L’Australie, oui, bien sûr, et on a toujours exprimé notre désaccord avec les arrangements faits pour transférer les demandeurs d’asile sur les îles du Pacifique. J’espère que ce nouveau gouvernement australien va reconsidérer cette pratique.

La situation s’aggrave, le conflit s’aggrave au Sahel, en particulier au Burkina Faso, on l’a vu ces derniers jours. Comment le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) fait face à cette situation ?

Avec nos partenaires onusiens, les ONG et les gouvernements de la région, on multiplie les interventions humanitaires. Malheureusement, c’est ce qui est le plus urgent en ce moment, parce que, disons-le, les gouvernements, la communauté internationale n’a pas réussi à endiguer ce phénomène de violences dans la région. Et endiguer ce phénomène de violence ne peut pas être fait seulement à travers des moyens sécuritaires. Bien sûr, c’est important d’assurer la sécurité, c’est primordial. Mais si cela n’est pas accompagné avec une approche plus stratégique au développement, nous allons voir ce phénomène croître et les besoins humanitaires, qui sont déjà difficiles à satisfaire, cloîtrent démesurément. Je suis très inquiet, surtout pour le Burkina Faso, mais aussi pour les autres pays de la région.

Mais est-ce que la priorité, ce n’est pas l’accès de plus en plus difficile à ces zones ?

Bien sûr, c’est un problème que nous avons eu déjà depuis quelques années. Je me souviens moi-même avoir visité, il y a deux ans, la dernière fois au Burkina Faso, cela a été très compliqué de pouvoir aller visiter les déplacés dans les zones où ils se trouvaient parce que c’était dangereux, même pour nous, pour les humanitaires. On a vu des humanitaires perdre leur vie. Je dois vous dire aussi surtout que, de cette visite au Burkina, je garde un souvenir terrible de la violence perpétrée contre les femmes. Je n’ai jamais vu cela dans aucun autre pays du monde. Les femmes déplacées surtout m’ont raconté des histoires de la violence qui avait été faite contre elles par les groupes armés. C’était effarant d’écouter ces histoires. Je ne crois pas qu’il y ait suffisamment d’attention pour cette situation dans le monde.

Depuis un an environ, 7 000 réfugiés burkinabè sont arrivés en Côte d’Ivoire. Est-ce que vous craignez que l’escalade de la violence au Burkina et au Sahel en général pèse de plus en plus également sur les pays voisins, en particulier sur les pays côtiers comme la Côte d’Ivoire ?

Bien sûr, les chiffres sont limités pour l’instant, mais rien n’exclut qu’ils puissent augmenter. Ça va dépendre beaucoup de comment le conflit interne au Burkina Faso va évoluer. Les civils fuient là où il est sûr de fuir. Pour l’instant, la majorité a fui à l’intérieur du pays. N’oublions pas qu’il y a presque deux millions de déplacés dans le pays. Mais si les voies sûres pour les civils s’épuisent à l’intérieur du pays, c’est clair qu’ils vont commencer à déferler dans les pays voisins. On l’a déjà vu au Niger et on commence à le voir ici dans les pays côtiers. C’est préoccupant.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes