Élections au Kenya: «Les alliances politiques sont dictées par le pragmatisme et une volonté de survie»
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Les Kényans se rendent aux urnes demain mardi pour des élections présidentielle, législatives et locales. Après deux mandats, le président sortant Uhuru Kenyatta n'a pas eu la possibilité de se représenter. Le scrutin est donc dominé par deux figures : celles du vice-président William Ruto et de l'ancien opposant Raila Odinga qui se retrouvent, en raison des jeux d'alliance, dans des postures inattendues. Le président sortant soutient en effet son ancien opposant contre son vice-président. D'où vient cette surprenante entente ? Quelles ont été ses conséquences sur la campagne ? Décryptage avec Nicolas Delaunay, du bureau de l'ONG International Crisis Group à Nairobi.
La configuration de cette élection est inhabituelle puisqu’on a un président Uhuru Kenyatta, qui ne peut pas se représenter, mais qui a lâché son vice-président William Ruto pour soutenir de manière explicite un troisième personnage : l'ancien opposant, Raila Odinga. Qu’est-ce qui explique cette rupture ?
C’est vrai qu’on se retrouve dans une situation qui est totalement inédite dans l’histoire politique kenyane, avec d’un côté Raila Odinga, qui est une figure historique de l’opposition au Kenya, et qui mène campagne quasiment comme le candidat du pouvoir, vu qu’il est soutenu par le président sortant... Et de l’autre, on a William Ruto, qui est le vice-président sortant et qui, par la force des choses, a presque endossé le rôle de candidat d’opposition. Je pense qu’il faut d’abord comprendre que les alliances politiques au Kenya sont souvent dictées par le pragmatisme et une volonté de survie politique et économique de la part des élites, et beaucoup moins par l’idéologie. Ce sont des alliances qui bougent assez régulièrement. Après, sur les raisons précises de la rupture entre les deux hommes, c’est beaucoup plus flou. Des sources au sein du camp Kenyatta avancent qu’ils étaient préoccupés par les accusations de corruption qui ont marqué la carrière politique de William Ruto. Le camp Kenyatta a également annoncé que William Ruto voyait d’un très mauvais œil le rapprochement qui avait été opéré entre Uhuru Kenyatta et Raila Odinga début 2018. Des sources au sein du camp Ruto avancent que le camp Kenyatta et la famille Kenyatta voient en fait une présidence Ruto beaucoup trop imprévisible, et que leur intérêt économique et politique serait mieux servi par une présidence Odinga.
Le sortant Uhuru Kenyatta n’est donc pas candidat à cette élection parce qu’il n’avait pas constitutionnellement droit à un troisième mandat. Est-ce que son ombre tout de même a plané d’une manière ou d’une autre sur la campagne ?
L’ombre d’Uhuru Kenyatta a indéniablement plané sur cette élection, on sent qu’il y a une véritable volonté de la part du président sortant de modeler d’une manière ou d’une autre sa succession, tout simplement parce qu’il soutient ouvertement un des deux candidats. Donc ça veut dire qu’il est visible publiquement : il s’affiche, il fait campagne en faveur de Raila Odinga et donc forcément, il occupe un grand espace politique dans cette campagne.
Quelles sont les questions qui préoccupent le plus les Kényans à la veille de ce scrutin ?
Très clairement, c'est la hausse du coût de la vie. Le Kenya, comme beaucoup d’autres pays, subit toujours les conséquences du ralentissement économique dû à la pandémie du Covid-19, ainsi que la hausse du prix des marchandises, des denrées alimentaires en raison de la guerre en Ukraine. De plus, le nord du Kenya, comme une bonne partie de la Corne de l’Afrique, fait face actuellement à sa pire sécheresse en 40 ans, donc ça a forcément des conséquences sur la santé économique du Kenya. Un autre des sentiments qui prédominent, c’est qu’il y a une sorte de fatigue de la part de l’électorat vis-à-vis des jeux d’alliances des élites politiques. Les candidats ont du mal à convaincre l’électorat qu'ils comprennent vraiment leur situation et on note ce désintérêt de la part des électeurs, notamment auprès des jeunes électeurs qui ne se sont pas inscrits en nombre sur les listes électorales.
Et à la veille de ce scrutin, qu’est-ce que vous retenez de la campagne qui vient de se dérouler ?
Je retiendrai ce qui me semble être un développement positif pour la scène politique kényane : c’est que la rhétorique de la campagne électorale a été beaucoup moins tournée vers la mobilisation des groupes ethniques en tant que blocs électoraux, et a beaucoup plus porté sur d'autres questions, avec notamment William Ruto qui a beaucoup joué sur la dynamique de l’anti-establishment, en quelque sorte, en jouant sur ses origines beaucoup plus modestes.
Qu’est-ce qui explique qu’on ait assisté à ce changement de registre, est-ce que c’est cette configuration politique complètement neuve dont on parlait il y a un instant ?
Je pense qu’indirectement, le revirement d’Uhuru Kenyatta a en quelque sorte redistribué les cartes de la politique kényane. Uhuru Kenyatta, qui est issu de la communauté Kikuyu, et Raila Odinga, qui est issu de la communauté Luo, qui sont des rivaux historiques, se sont retrouvés dans une alliance que certains pourraient même qualifier de contre-nature, et c’est ça qui a complètement redistribué les cartes.
On se souvient qu’en 2007-2008, les élections avaient conduit à une crise politique, à de très graves violences... Est-ce que le contexte s’est apaisé depuis, ou est-ce qu’il reste inflammable ?
Je pense que la situation a beaucoup évolué depuis 2007. On ne peut pas comparer ce qui s’est passé à l’époque et les risques qui existent pour cette élection. On ne peut pas tout prédire, et je pense qu’il faut souligner qu’en 2007-2008 il y avait peu de gens qui avaient prédit l’ampleur des violences qui avaient frappé le Kenya... Je pense malgré tout qu’il est très improbable qu’on ait affaire à des violences d’une telle ampleur. Je pense que les éléments qui ont évolué, notamment, c’est que le Kenya s’est doté à la suite de ces violences d’une nouvelle Constitution. Il y a un certain niveau de décentralisation qui a permis de réduire l’enjeu de l’élection présidentielle, les institutions ont été renforcées, parfois de manière très imparfaite, mais on voit par exemple que les institutions judiciaires ont acquis un certain niveau d’indépendance. En 2017, la Cour suprême avait invalidé le résultat de l’élection présidentielle et avait ordonné qu’un nouveau scrutin soit organisé. Cette Cour suprême a atteint un niveau d’indépendance qui lui a permis de prendre une décision qui n’était pas forcément favorable au pouvoir. Autre chose : on a vu très peu de déclarations incendiaires ou chargées d’un point de vue communautaire, et dès qu’il y a eu des déclarations de ce type, elles ont tout de suite été condamnées par les candidats William Ruto et Raila Odinga. Ce qui reste malgré tout inquiétant, c'est que le vote est vu comme un enjeu existentiel pour les élites politiques, qui sont aussi des élites économiques, et donc verraient une défaite comme une catastrophe pour leur survie politique et économique.
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