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Lotfi Abdelli: «Le peuple tunisien est conscient, ouvert, cultivé et défend la liberté d'expression»

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Peut-on rire de tout le monde ? Peut-on se moquer notamment du chef de l’État et des forces de l’ordre, au risque de les provoquer ? C’est la question qui se pose en Tunisie, depuis que quelques policiers ont essayé d’interrompre le spectacle de l’humoriste Lotfi Abdelli. C’était le 7 août dernier, à Sfax, devant 10 000 spectateurs. La liberté d’expression est-elle menacée par le régime du président Kaïs Saïed ? En ligne de Tunis, le célèbre humoriste tunisien Lotfi Abdelli répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

Le comédien et humoriste tunisien Lotfi Abdelli (image d'illustration).
Le comédien et humoriste tunisien Lotfi Abdelli (image d'illustration). © AFP / FETHI BELAID
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RFI : Qu'est-ce qui s'est passé le 7 août lors de votre spectacle à Sfax ?

Lotfi Abdelli : J'avais mon spectacle comme d'habitude devant un énorme public, 10 000 spectateurs, c'était une très bonne ambiance, on s'éclatait, je tenais mon spectacle, les gens rigolaient et la police était là pour protéger les citoyens et les artistes. D'un coup, cinq individus en civil ont voulu arrêter le spectacle. Il s'avère que c'est le syndicat de la police. Ils étaient très agressifs, ils criaient « arrêtez le spectacle ». Moi, j'ai arrêté le spectacle, je ne suis pas descendu de la scène, je leur ai dit « qu'est-ce que vous voulez ? » Ils ont dit « vous faites des gestes, vous insultez, vous faites des sketchs sur la police, vous n'avez pas le droit». J'ai dit « écoutez, je vous comprends, peut-être que ce que je fais est blessant. Ne gâchez pas, vous n'avez aucun droit d'arrêter le spectacle, et si je fais un geste qui ne vous plait pas, allez porter plainte, on est dans un pays de droit ». Et donc j'ai repris mon spectacle, dans mon spectacle, je n'épargne personne. Je suis engagé, je parle du président, je parle des partis politiques, je parle de tout le monde.

Et qu'est-ce que vous répondez au syndicat de policiers qui dit que vous avez été provocateur ?

S'ils jugent que je suis provocateur, il y a un juge, ce n'est pas à eux de juger si mon spectacle est bon ou pas bon, ce n'est pas à eux de faire de la censure, ni rien du tout. Et déjà, le ministère de l'Intérieur, après deux jours, a écrit un communiqué où il dit : « Nous notre rôle, c'est de protéger les spectacles, et les spectateurs, et aucun policier, ni aucun syndicat n'a le droit d'arrêter de spectacle », et s'il y a un dépassement, il y a à porter plainte, et c'est tout.

Et ce communiqué du ministère tunisien de l'Intérieur, ça vous rassure ou non ?

Ça me rassure à 90%, c'est sûr. Et le ministère de l'Intérieur m'a promis ma protection, il l'a promis à mon producteur et moi, il m'a dit « reviens, refais tes spectacles, on te protège, et personne n'a le droit d'arrêter ton spectacle ». Moi, je suis attendu par des milliers et des milliers de spectateurs, pour Bizerte, pour Carthage, pour des grandes villes. Aujourd'hui, en plus, c'est génial, c'est un grand débat qui s'est ouvert en Tunisie : qu'est-ce que l'artiste a le droit de dire sur scène ? Aujourd'hui, on est douze ans après la révolution, qu'est-ce qu'on a le droit de dire ou non ?

Alors depuis la révolution de 2011, vous aimez égratigner les hommes de pouvoir, les chefs d'Etats notamment, comme Moncef Marzouki, Béji Caïd Essebsi, et évidemment l'actuel président Kaïs Saïed. Est-ce que vous sentez un durcissement du régime actuel ?

Sincèrement non. Je n'ai eu aucun problème avec le régime. Après, tu as des fanatiques parfois du président, ou des fanatiques d'un parti, donc leur réponse ne peut être que fanatique. Après, j'accepte le jeu, je suis là, je provoque, je titille un peu, je suis un miroir de la société, un miroir ne montre pas que les belles choses.

Mais on dit que le président Kaïs Saïed n'aime pas beaucoup vos imitations et vos sketchs contre lui ?

Il n'aime pas ? Je m'en fous complètement. L'essentiel aujourd'hui, c'est que, quand il y a eu ce problème-là, je crois qu'il a donné des ordres que je dois continuer mon travail.

À la suite des derniers incidents de ce dimanche 7 août ?

Voilà, c'est sûr que s'il était gêné, il aurait laissé la situation empirer pour moi, mais non.

Donc onze ans après le régime Zine el-Abidine Ben Ali, vous ne craignez pas le retour d'un État policier ?

Non, mais moi, je crains le retour de tout, mais c'est une bataille de tous les jours, la liberté, c'est-à-dire la liberté aujourd'hui n'a rien d'acquis, c'est un test permanent.

Le lendemain de cette altercation avec les policiers, vous avez déclaré "je vais quitter définitivement le pays", vous le pensez toujours aujourd'hui ?

Oui, et aujourd'hui, je suis partagé, mais je pense quitter, mais ne pas quitter définitivement, parce que déjà, j'ai commencé à faire de la scène en France, j'ai commencé à travailler dans des grands théâtres en France comme Apollo, comme des grandes institutions. J'ai commencé à faire un petit chemin en français, j'ai commencé à avoir des sketchs, ça marche et c'est sûr comme on dit les blancs, et ça fait rire.

Vous allez rester aussi en Tunisie ?

Entre les deux, je ne vais pas leur offrir cette occasion de se débarrasser de moi comme ça. Mais en même temps, je vais partir ailleurs faire ma carrière internationale, comme ça je les fais chier de l'extérieur et de l'intérieur, c'est mon travail.

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