Sénégal: Abdoulaye Bathily, ancien leader marxiste, sort son autobiographie «Passion de liberté»
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Avec « Passion de liberté » aux éditions Présence africaine, c'est un livre de combat que publie l'homme politique sénégalais Abdoulaye Bathily. Dans cette autobiographie, l'ancien leader marxiste de la Ligue démocratique raconte ses cinquante années de lutte et révèle notamment les coulisses de la victoire d'Abdoulaye Wade à la présidentielle de l'an 2000. Pour l'historien et ancien ministre d’État Abdoulaye Bathily, cette alternance démocratique du 19 mars 2000 est un événement politique plus important que l'indépendance du 4 avril 1960. En ligne de Dakar, il explique pourquoi au micro de Christophe Boisbouvier.

RFI : Comme dirigeant marxiste, vous créez à Dakar la Ligue démocratique en 1975. Arrive la présidentielle de mars 2000, le socialiste Abdou Diouf est au pouvoir depuis près de 20 ans, mais quelques mois plus tôt, avec Amath Dansoko et Landing Savané, vos partenaires du pôle de gauche, vous allez voir Abdoulaye Wade à Paris pour tenter de le convaincre de se présenter, mais il n’y croit pas ?
Oui, il n’y croyait pas à l’époque parce que, vous voyez, pendant vingt ans, nous avons lutté ensemble avec Aboulaye Wade pour la démocratie, les réformes du code électoral. Ça a été un combat très rude, donc nous avons estimé qu’il fallait l’unité des forces politiques du pays pour arriver à déboulonner un pouvoir vieux de 40 ans. Nous voulions le faire de manière pacifique, sans verser de sang, nous pensions que le travail en profondeur que nous avions mené dans le pays avait amené un processus de maturation des consciences et une capacité des citoyens à aller affronter le pouvoir en place dans les urnes. Quand nous sommes allés chercher Adoulaye Wade, il n’y croyait pas, mais par la suite, il a été convaincu de nos arguments, il nous a suivi et nous sommes venus à bout du régime du parti socialiste, et ça a été, je crois, la première alternance politique pacifique dans cet espace de l’Afrique de l’Ouest.
Et pour vous, cette victoire de l’alternance en l’an 2000 est un évènement politique encore plus important que l’indépendance de 1960 ?
Oui, parce que l’indépendance, c'était dans le cadre de transferts de compétences entre le régime colonial et le parti au pouvoir de Léopold Sédar Senghor, il n’y a pas eu en réalité à cette époque-là de libération triomphante, mais l’acte de l’alternance du 19 mars 2000 a été un acte conscient par le bulletin de vote.
Alors en septembre 1999, vous réussissez à convaincre Abdoulaye Wade de repartir en campagne pour mars 2000, mais il n’a pas un sou devant lui, et vous racontez cette scène incroyable : il est rentré au Sénégal, il est à côté de vous, il téléphone à son fils qui est trader à Londres : « Allo Karim, quoi de neuf à Londres ? Est-ce que tu as pu trouver quelque chose ? Ici, nous sommes fatigués, nous n’avons plus rien, je ne suis même pas sûr d’avoir assez de carburant pour arriver à Ziguinchor », et Karim de répondre : « Papa, c’est difficile ici aussi, je fais tout, mais jusqu’ici, je n’ai rien ».
Oui, c’est pour montrer que, quand le peuple est mobilisé, conscient de son devoir et organisé, il peut arriver à la victoire, c’est ce qui s’est passé en 2000, personne ne donnait un sou pour une victoire d'Abdoulaye Wade, malgré tout, il a gagné, simplement parce qu’il y a eu une mobilisation populaire extraordinaire. J’étais là, avec lui, avec d’autres leadeurs, nous avons mobilisé le pays de fond en comble.
Et puis arrive donc la victoire ce soir du 19 mars 2000, vous n’êtes pas sûr que les socialistes d’Abdou Diouf vont accepter leur défaite, donc avec Amath Dansoko, vous allez au domicile d’Abdoulaye Wade, vous tenez un meeting commun pour mobiliser tous les partisans, et vous avez ce mot : « Je pris la main d’Amath Dansoko, elle frissonnait, je levais la tête pour le regarder et je vis couler sur ce visage viril une larme, une seule, mais grosse, claire comme son cœur », est-ce que vous avez pleuré vous-même ?
Oui, peut-être pas de manière visible, physique, mais nous étions tous dans l’émotion et le meeting que nous avons improvisé dans la nuit et qui a rassemblé des centaines de milliers de citoyens était vécu comme une délivrance.
Alors les premières années de Wade au pouvoir, vous êtes ensemble, vous êtes son ministre de l’Energie, mais à partir de 2002 les choses se gâtent. Lors de l’une de vos dernières disputes avant la rupture, vous lui dites tout ce que vous pensez de son régime, et il vous répond : « Toi Abdoulaye, tu n’es qu’un intellectuel ».
Oui, évidemment, ce sont ces intellectuels, avec la masse des militants qui se sont mobilisés, qui se sont sacrifiés pour qu’on en soit là.
Mais que répondez-vous à la critique selon laquelle vous êtes trop intellectuel pour comprendre les réalités du pays ?
Les réalités du pays, ce n’est pas la poursuite de la politique contre laquelle des millions de Sénégalais se sont élevés et ont voté consciemment. Nous sommes venus à l’opposition avant Abdoulaye Wade, il faut le rappeler, Abdoulaye Wade n’est venu à l’opposition qu’en 1974, nous, nous y étions deux décennies avant lui. D’autres combattants ont été dans les tranchées bien avant lui, donc il a été simplement un bénéficiaire de ce capital de lutte qui a été engagé par les Cheikh Anta Diop, par les Abdoulaye Ly, par les Mamadou Dia, qui n’étaient pas moins intellectuels, donc nous étions les interprètes de la réalité du pays, et nous nous sommes engagés. Moi, j'ai fait sept fois la prison et ce n’est pas pour des activités intellectuelles, c’est pour la liberté. D’autres camarades sont morts. Tous ces sacrifices consentis, c’était pour un idéal qui n’était pas simplement « intellectuel ».
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