Richard Marcoux (chercheur): «On naît de moins en moins francophone, mais on le devient de plus en plus»
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L'avenir de la francophonie se joue en Afrique, et se joue dans la complémentarité entre le français et les langues africaines... C'est le constat que font des chercheurs alors que l'Organisation internationale de la francophonie se réunit en sommet à la fin de cette semaine à Djerba en Tunisie. Comment l'Afrique en est-elle venue à occuper cette position centrale dans la francophonie ? Quelles sont les fragilités et les défis auxquels fait face la transmission du français sur le continent ? Pour en parler notre invité ce matin est le chercheur canadien Richard Marcoux, qui dirige l'observatoire démographique et statistique de l'espace francophone. Il répond aux questions de Laurent Correau.

RFI : Dans le dernier rapport la Langue française dans le monde, vous indiquez que c’est sur le continent africain que se joue l’avenir de la langue française, qu’est-ce qui vous amène à ce constat ?
Richard Marcoux : En fait, ce sont vraiment les estimations démographiques. On estimait qu’il y avait à peu près 60 millions de francophones sur la planète au début des années 60, au moment des indépendances en Afrique. Ces 60 millions de personnes se répartissaient à 50 – 55 millions sur le continent européen et 5 millions de Canadiens français, donc plus de 90% de la population francophone était au nord de l’hémisphère. Cela a été transformé complètement à partir des années 60-70, porté d’abord par la croissance démographique assez importante qu’on a pu observer sur le continent africain, mais également par des investissements importants dans le domaine de l’éducation en langue française. Voilà les éléments qui font en sorte qu’on estime en 2022, à peu près, à la présence de 50% des 321 millions de personnes francophones sur le continent africain.
Et donc cette progression, elle se poursuit en Afrique à l’heure actuelle ?
Elle se poursuit en Afrique et elle y est vraiment portée par la croissance démographique. Dans plusieurs pays, on a réussi à maintenir les taux de scolarisation, il y a eu des augmentations considérables des taux de scolarisation primaire et secondaire dans les années 90, dans les années 2000, et évidemment dans d’autres pays on assiste à une stagnation, voire même à une régression. Je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’au Mali, au Burkina Faso, la scolarisation stagne, voire diminue alors qu’ailleurs, en Côte d’Ivoire par exemple, depuis je dirais une dizaine d’années, on assiste à une augmentation assez importante, c’est également le cas au Bénin et au Togo.
Vous avez une expression intéressante pour qualifier la place du français dans le monde contemporain, vous dites : « On naît de moins en moins francophone, mais on le devient de plus en plus », qu’est ce que vous voulez dire ?
Tout ce que ça signifie c’est que le français, comme langue maternelle, est peut-être de moins en moins important... Les gens ont l’arabe comme langue maternelle, le wolof, le bambara, et bien d’autres langues, mais ils vont se franciser en quelque sorte à travers l’institution scolaire. En fait, il y a des contextes plurilingues extrêmement complexes dans la plupart des pays africains d’Afrique francophone, qui font en sorte qu’il est difficile qu’émerge une seule langue, une langue qui serait partagée par l’ensemble des populations. Depuis les années 80-90, le Français occupe cet espace-là.
Le français cohabite donc avec les langues africaines et les usages ne sont pas les mêmes, on ne parle donc pas les mêmes langues au bureau, à la maison, au marché ?
Dans des pays comme le Mali, ou encore le Sénégal, on voit bien qu’il y a une dichotomie : la langue à la maison est plutôt le bambara au Mali -ou d’autres langues maliennes- le wolof au Sénégal, mais ailleurs c’est assez étonnant, nos études montrent de plus en plus que le français est partagé à la maison. Je vous donnais l’exemple tout à l’heure de la Côte d’Ivoire, on le voit bien il y a une socialisation à des âges très jeunes parfois à deux même trois langues.
Cette cohabitation du français avec les langues africaines et cette répartition des usages suivant les lieux et les situations, est-ce que ça oblige à d’autres stratégies d’enseignement du français ?
Assurément, et je vous dirais que le programme ÉLAN [École et langue nationale en Afrique, NDLR] qui forme les élèves, qui les alphabétise dans leur langue maternelle d’abord et avant tout, en intégrant tranquillement la langue française, de façon progressive, donne des résultats extrêmement importants et ce depuis plusieurs années.
Concernant la transmission du français, il y a aussi des fragilités importantes, une étude, qui s’appelle l’étude PASEC [Programme d’analyse des systèmes éducatifs, NDLR], qui a porté sur 14 pays de la francophonie, a montré qu’à la fin de leur scolarité plus de la moitié des élèves étaient en-dessous du seuil “suffisant” en lecture du français, est-ce que ça veut dire que la protection, le renforcement des systèmes éducatifs c’est l’un des grands défis actuels de la francophonie ?
Assurément, dans les années 80-90, on a beaucoup tablé sur ce qu’on a appelé la massification de l’éducation sans se préoccuper de la qualité. Il faut maintenant mettre de l’avant un certain nombre de mesures pour s’assurer que les élèves qui passent à travers le système scolaire puissent en sortir avec des compétences vraiment assurées.
Est-ce que vous constatez, Richard Marcoux, un ralentissement de la progression de la langue française avec les courants anti-français que l’on voit se développer dans plusieurs pays ou est-ce que la langue française vit sa propre vie avec les populations africaines ?
Je vous dirais que les enjeux qu’on observe pour l’instant sont liés en quelque sorte à des problèmes structurels, économiques, à des problèmes de crise politique. Est-ce que c’est lié à un sentiment anti-français ? Je ne crois pas. J’ai l’impression que le français est devenu une langue africaine, je ne sens pas qu’il y ait un lien entre ce courant anti-français et l’essor de la langue française.
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