Le grand invité Afrique

Renaud Van Ruymbeke: l’argent qui circule dans les paradis fiscaux «a atteint un niveau très élaboré»

Publié le :

Les politiques de lutte contre le blanchiment d'argent largement vantées lors des sommets ont-elles permis de faire reculer le phénomène ? Rien n'est moins sûr, selon l'ancien juge Renaud Van Ruymbeke qui a été pendant deux décennies l'un des magistrats du pôle financier du tribunal de Paris. Dans un livre intitulé Offshore qu'il vient de publier, Renaud Van Ruymbeke décrit comment les techniques de fraude se sont affinées et comment les circuits de circulation de l'argent se reconfigurent sans cesse, au profit de multinationales, de chefs d'État ou de dirigeants mafieux. Il est notre invité.

Renaud van Ruymbeke en janvier 2021, lors de la publication de ses mémoires.
Renaud van Ruymbeke en janvier 2021, lors de la publication de ses mémoires. © CamilleWikiP/Wikimedia.org
Publicité

On a le sentiment à vous lire que les circuits de détournement d’argent sont en ce début de XXIe siècle toujours plus actifs et de plus en plus élaborés ?

Renaud van Ruymbeke : Oui. Et très prospères, c’est-à-dire qu’il y a énormément d’argent qui circule effectivement dans les paradis fiscaux. Ça atteint un niveau de sophistication très élaboré. Il y a des législations anti-blanchiment, des échanges d’informations, etc., qui auraient normalement dû freiner le mouvement, mais qui malheureusement n’ont rien empêché du tout. C’est-à-dire que les techniques sont devenues sophistiquées, elles se sont adaptées aux nouvelles mesures et c’est toujours aussi compliqué d’identifier cet argent sale. On parle quand même de plus de 8 000 milliards de dollars.

Ce système fonctionne grâce à un ensemble d’acteurs que vous nous décrivez dans votre ouvrage, les sociétés fiduciaires suisses ou luxembourgeoises, les cabinets panaméens spécialisés dans la vente de sociétés écrans. Les banques elles-mêmes qui ferment les yeux d’une manière qui apparaît assez hypocrite face à des circuits de transferts suspects. Il y a finalement un secteur assez florissant en matière de prise en charge et de dissimulation de l’argent sale actuellement dans le monde ?

Oui. Justement parce que cela devient de plus en plus compliqué. Donc, il faut des gens de plus en plus pointus en quelque sorte. Il y a des cabinets spécialisés qui font gagner énormément d’argent à ceux qui pratiquent l’évasion fiscale, la fraude fiscale, à ceux qui cachent leur argent parce qu’ils ont peur de se retrouver un jour en prison parce que ce sont des trafiquants de drogue ou des grands corrompus. Il y a un certain nombre de dictateurs sur cette planète et leurs proches... Ils assurent l’impunité.

On a des pays aussi qui laissent les professionnels de l’argent sale travailler parce qu’ils y trouvent leur intérêt…

Absolument. Les paradis fiscaux vivent pour partie de cet argent, c’est une manne. Vous prenez Bahamas, vous prenez les îles Caïman. Aux Bahamas, il y a du tourisme, mais il y a aussi des banques qui vivent de tout ce système offshore. En Suisse, au Luxembourg, vous avez des cabinets spécialisés. Alors ils ne gèrent pas que de l’argent sale, bien entendu, ils ont une compétence financière. Mais dans la masse d’argent qu’ils gèrent, il y a aussi l’argent sale et malheureusement, ils n’ont pas fait le ménage ou ils ne l’ont fait qu’à moitié.

Vous dénoncez notamment dans votre ouvrage l’incapacité de la justice britannique à recouvrer des fonds qui avaient été détournés, et détournés par l’ancien chef d’État nigérian, Sani Abacha…

Absolument. Dans les plaintes de son successeur, il a été fait état de milliards de dollars qui avaient pris pour une part le chemin de la Suisse, la Suisse a fait son travail et l’argent récupéré. Par contre, à Londres, on a tout laissé filer.

Et comment expliquez-vous ce peu d’empressement de la Grande-Bretagne ?

Parce que la Grande-Bretagne a toujours eu une tradition de protection du secret bancaire. N’oubliez pas qu’en Grande-Bretagne, vous avez la City au cœur de Londres, que c’est une part importante du PIB britannique. Et donc, la fortune de la City, au début, elle est construite là-dessus, sur le secret bancaire. Comme toutes les places financières, il y a une législation qui n’est pas du tout adaptée et il n’y a pas de juge, de procureur anticorruption digne de ce nom en Grande-Bretagne.

Dans votre ouvrage, vous nous parlez d’un autre type de comportement étatique qui pose question, celui des gouvernements de certains États victimes. De la fin des années 1990 à la fin des années 2000 par exemple, l’attitude des gouvernements du Congo-Kinshasa a fortement limité les rapatriements de capitaux pillés par le régime Mobutu…

Oui. Des sommes importantes ont été saisies. Et il faut aussi qu’ils obtiennent la coopération de l’État d’origine pour établir que l’argent vient de la corruption ou il vient de détournements de fonds publics. Or, dans l’exemple que vous citez, la Suisse n’a pas eu le concours du Congo.

Plus d’argent aurait pu revenir au Congo si l’État congolais s’était plus mobilisé dans ce dossier des restitutions des biens pillés par la famille Mobutu ?

Bien sûr. C’est ce que disent les autorités judiciaires suisses.

Dans cette reconfiguration des flux financiers illicites mondiaux, vous expliquez que Dubaï est devenu l’épicentre de l’argent sale, parce que Dubaï est pratique : non seulement on peut y mettre des fonds à l’abri, mais aussi on peut soi-même en vivant à Dubaï essayer d’échapper à la justice. Et vous citez notamment dans votre livre l’exemple des frères Gupta, des acteurs essentiels des circuits de corruption dans le système Zuma en Afrique du Sud…

Oui. C’est vrai qu’à Dubaï, votre argent m’intéresse. Je ne vous poserai pas de questions sur l’origine des fonds et si vous avez un mandat d’arrêt, on ne l’exécutera pas. Cela a été constaté. C’est véritablement un pays qui ne coopère pas et qui présente toutes les caractéristiques d’un paradis fiscal.

S’il fallait identifier une ou deux urgences pour que la lutte contre ces flux illicites de capitaux puisse avancer, que retiendriez-vous ?

Tant qu’on n’aura pas une démarche internationale et une volonté politique forte, on n’y arrivera pas. Donc il faut que ces volontés se manifestent. Pourquoi les États ne réagissent-ils pas ? Ils devraient réagir, prendre des initiatives, justement pour mettre au pas les pays comme les îles Caïman, Gibraltar, Chypre, Malte. Ce n’est quand même pas si compliqué que cela.

Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux, aux éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2022.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes