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Hamza Meddeb: «L'accaparement de tous les pouvoirs et la dégradation socioéconomique» sidèrent les Tunisiens

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C'est dans un climat de tension politique que la Tunisie commence l'année 2023. L'opposition, rassemblée au sein du Front de Salut National, appelle à la démission du président Kaïs Saïed. Le président, lui, s'en prend violemment à ses opposants qu'il accuse de « porter atteinte à l'État et ses symboles », et évoque « un complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l'État ». Au cœur de l'actuelle séquence politique, les législatives. Le premier tour, en décembre, a vu une participation extrêmement faible. Le second doit avoir lieu d'ici au mois de mars. Comment analyser cette crise ? À quel jeu joue la centrale syndicale UGTT qui est l'un des acteurs les plus en vue actuellement ? Pour en parler, notre invité est Hamza Meddeb, chercheur en science politique.

Le président tunisien Kaïs Saïed.
Le président tunisien Kaïs Saïed. © AFP - Tunisian-Presidency-Press-Service
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Le premier tour des élections législatives en Tunisie le 17 décembre 2022 devait permettre de parachever un système politique très présidentialiste avec l’élection d’une Assemblée aux pouvoirs réduits. Il a vu une très faible participation de 11,2%. Qu’est-ce que cela nous dit du regard des Tunisiens sur le projet politique de Kaïs Saïed ?

Hamza Meddeb : Le faible tour des participations lors du premier tour des élections législatives traduit clairement un désaveu. Le projet de refondation politique du président a été mené d’une façon unilatérale. Une large majorité des partis politiques ont boycotté le processus. Le plus gros syndicat du pays, l’UGTT [Union générale tunisienne du travail] a été extrêmement critique et virulent à l’égard de la démarche du président. On n’a pas vu réellement de sujets de fond débattus lors de la campagne électorale. Les gens ont clairement compris que le pouvoir politique est préoccupé par une forme de refondation constitutionnelle et politique… et pas par les sujets réellement brûlants qui préoccupent les gens dans leur vie quotidienne, à savoir les sujets sociaux-économiques.

Mais, est-ce que la population est d’accord avec le principe de cette refondation politique ?

Je pense qu’il y a une demande de présidentialisation du régime. Il est clair qu’un des points faibles de l’ancienne Constitution de 2014 a été cette forme d’éparpillement des pouvoirs, de division au sommet de l’État, au sommet de l’exécutif. Et je pense que la population, en tout cas une bonne partie de la population, a voulu clairement donner une primauté au président lors de la nouvelle Constitution. Le problème, c’est que le président n’est pas censé avoir le pouvoir uniquement pour concentrer les pouvoirs, mais pour régler les problèmes des Tunisiens. Or depuis plus d’un an et demi, on a vu un accaparement de tous les pouvoirs par le président, des pouvoirs pharaoniques en vertu de la Constitution de 2022, et en même temps, une impuissance, une dégradation socio-économique. C’est ce contraste-là qui a été profondément rejeté par les Tunisiens.

C’est cette absence de résultats qui fait que les électeurs ont boudé les urnes lors du premier tour des législatives ?

Je pense que ça a beaucoup joué. Et en même temps, il n’y pas que cela. Le fait que ces élections ont été boycottées par l’opposition, par les partis politiques, par les syndicats, cela a beaucoup joué dans le sens où, finalement, tout ce processus de refondation, ça tourne un peu à une lubie présidentielle… qui manque de sens.

La principale coalition d’opposition, le Front de salut national, réclame la démission du président Kaïs Saïed, l’UGTT appelle à l’élaboration d’une feuille de route et se dit prête à assumer sa responsabilité nationale. Comment est-ce que vous évaluez le rapport de force qui s’installe ? Que pèsent les anti-Saïed ?

Certes, l’opposition n’est pas très populaire, mais je pense que le président a perdu beaucoup de sa popularité, comme le montre un certain nombre de chiffres et de sondages. Et du coup, cet activisme aujourd’hui de l’opposition avec l’UGTT, le principal syndicat, pèse réellement.

Est-ce que la centrale UGTT joue à un jeu clair dans ce contexte-là ? Est-ce qu’elle est réellement fer de lance de ce mouvement ?

Le jeu de la centrale syndicale n’est pas clair. Son secrétaire général ne cesse de répéter qu’il s’oppose au processus lancé par le président le 25 juillet 2021, mais ça ne veut pas dire que la centrale appuie ou soutient un retour à l’avant 25 juillet. Il y a clairement au sein de l’UGTT une forme d’ambiguïté. L’UGTT en tout cas prend de la distance par rapport au président et se rapproche un peu plus de l’opposition sans toutefois couper les ponts avec le président.

Qu’est-ce qui explique cette ambiguïté de l’UGTT ?

L’UGTT cherche toujours à être un partenaire du pouvoir politique en Tunisie. L’UGTT veut peser dans l’équation politique du pays pour éventuellement protéger un certain nombre de privilèges socio-économiques. C’est un syndicat extrêmement présent dans le secteur public et c’est un syndicat, rappelons-le, qui de toute évidence paiera un prix fort lors d’un prochain programme FMI [Fonds monétaire international] quand on sait que les principales réformes demandées par le FMI concernent la baisse de la masse salariale dans le public et une restructuration d’entreprises publiques. Depuis 2019, l’UGTT n’a pas pu trouver justement une formule d’entente avec le président de la République, avec un Parlement fragmenté. Et au lendemain du 25 juillet 2021, lorsque Kaïs Saïed est réellement devenu l’homme fort qui concentre tous les pouvoirs dans le pays, on l’a vu négliger, marginaliser la centrale syndicale. Toutes ces manœuvres aujourd’hui de l’UGTT visent à retrouver une forme de centralité dans le jeu politique, dans l’architecture institutionnelle que le président peine réellement à mettre en place.

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