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Marc-Antoine Pérouse de Montclos: «Le candidat du pouvoir n’incarne pas l’espoir d’un changement» au Nigeria

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Notre invité ce matin est Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), spécialiste du Nigeria. Le Nigeria et ses 95 millions d’électeurs qui vont devoir désigner le successeur du président Muhammadu Buhari, dont le bilan est catastrophique, et qui ne se représente pas après deux mandats consécutifs. La présidentielle est prévue le 25 février prochain. Parmi les 18 candidats, Bola Tinubu de l'APC, le parti du président sortant et Atiku Abubakar du PDP, son principal challenger. Marc-Antoine Pérouse de Montclos est notre invité.

Le président sortant du Nigéria Muhammadu Buhari.
Le président sortant du Nigéria Muhammadu Buhari. © Bayo Omoboriowo/wikimedia.org
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RFI : La commission électorale a prévenu que la présidentielle pourrait être reportée, même annulée, en raison de l’insécurité. Est-ce vraiment un scénario sur la table ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Disons que tout est toujours sur la table au Nigeria, tout est possible, le meilleur comme le pire. Effectivement, on peut imaginer qu’il y ait un report mais à ce moment-là, il va vite se poser des vraies questions sur la suite, par rapport au départ programmé du président sortant, Muhammadu Buhari. Donc là, il y a tout un jeu constitutionnel qui va se mettre en branle. Est-ce qu’il s’agit d’une manœuvre de procrastination en quelque sorte, qui signalerait que le poulain du président sortant Bola Tinubu sent que le vent ne lui est pas forcément très favorable ? J’ai un peu de mal à y croire parce que de toute façon, ça ne va pas évoluer en quelques mois. Le bilan du président sortant est catastrophique, donc celui qui reprend le flambeau du parti au pouvoir va devoir gérer cet héritage, ce mauvais héritage. J’ai donc un peu de mal à croire que ce soient des manœuvres d’un des candidats qui amèneraient à reporter les élections.

RFI : En quoi ce bilan est-il catastrophique ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Il est mauvais sur bien des points. Sur le plan économique, sur le plan social, y compris dans la réforme des institutions, dans la lutte contre la corruption. Et là, sur le plan politique, force est de constater que ces réformes n’ont pas abouti. Il faut rappeler qu’en 2015, lors de son premier mandat, Buhari avait marqué l’histoire du Nigeria parce que c’était la première fois depuis l’indépendance qu’on avait un changement de gouvernement autrement que par l’assassinat politique ou le coup d’État. À l’époque, il y avait vraiment un vrai vent de changement. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui et Bola Tinubu, qui est censé prendre la suite de Buhari, est quelqu’un qui en fait sort du sérail, qui est assez âgé, et qui clairement ne personnifie pas, n’incarne pas l’espoir d’un changement au Nigeria.

RFI : On parle toujours de l’alternance à la nigériane. Selon cette règle implicite, un président issu du sud-chrétien devrait succéder à un président du nord-musulman. Mais cette fois, les deux principaux candidats sont musulmans, peut-on dire que c’en est fini de ce principe ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Alors ce n’est pas vraiment un principe d’alternance en fait, c’est un principe de ce qu’on appelle le zoning qui prévoit une sorte de rotation des postes de pouvoir, et l’idée c’est que si vous avez un président du nord, le vice-président devrait être du sud. Cette règle, elle est respectée ; c’est sur le plan religieux, sur le plan de l’identité confessionnelle des deux candidats qui sont tous les deux musulmans que là ça déroge à cette règle non-écrite, en sachant quand même que Bola Tinubu, lui, est un musulman du sud, et Atiku Abubakar, l’autre candidat, est un musulman du nord. Vous voyez, là on a quand même des candidats qui viennent de régions différentes, en sachant que souvent, pas systématiquement, mais les alignements de l’électorat se font plutôt en fonction des régions, c’est-à-dire qu’on peut imaginer que des chrétiens du sud préfèreront quand même voter pour un musulman du sud que pour un musulman du nord. En sachant de toute façon qu’il y aura une très très forte abstention électorale puisque les deux candidats en lice ne soulèvent pas beaucoup d’espoir chez les jeunes Nigérians qui sont, rappelons-le, majoritaires dans la population.

RFI : Qui est le mieux placé entre les deux ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Aujourd’hui, on est au coude-à-coude. Il y a aussi des règles qui, en revanche, sont constitutionnelles et qui sont dans la loi électorale, qui obligent à ramasser un certain nombre de voix dans au moins deux tiers des 36 États de la fédération. Sur ce plan, Atiku Abubakar, le principal opposant, n’est pas mal placé. En revanche, il est quand même possible qu’il fasse moins de voix au total puisque Bola Tinubu, lui, a l’appui de beaucoup de gouverneurs des États, qui est un appui assez essentiel pour remporter la présidentielle.

RFI : Et pour une fois il y a un véritable outsider, Peter Obi du parti travailliste. Quels sont ses atouts ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Peter Obi est quelqu’un qui lui, en revanche, a plus le vent en poupe dans la jeunesse. Il apparaît comme plus réformiste, plus moderne, mais il a deux choses contre lui. D’abord, c’est un Ibo du sud-est, c’est-à-dire de l’ancienne région du Biafra qui avait tenté de faire sécession, donc il aura beaucoup de mal à avoir des voix en-dehors de son terroir d’origine. Et l’autre inconvénient pour lui, c’est d’être le candidat d’un tout petit parti, le parti Travailliste qui n’arrive même pas à présenter des candidats dans tous les États de la fédération, donc il a vraiment très peu de chances d’être élu. En fait, on va dire qu’il n’en a même aucune. En revanche, il dispose d’un atout non-négligeable pour négocier un ralliement s’il y a un second tour, et c’est là que ça va être intéressant à suivre car effectivement, s’il y a un second tour, là on aura aussi une première dans l’histoire électorale du Nigeria.

RFI : Ça, c’est une réelle éventualité ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Oui, ça paraît assez plausible en tout cas.

RFI : Et l’élection finalement est très ouverte ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Finalement, l’élection est assez ouverte effectivement, et ça c’est un bon point sur le plan démocratique, mais aussi avec des pratiques politiques très frauduleuses : avec beaucoup de corruption, de tentatives d’achats de voix, des accords qui se font dans les coulisses au détriment finalement de l’électorat. Ce qu’il y a à craindre, finalement, sur le plan démocratique, c’est une abstention très élevée.

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