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Soudan: «Abdel-Fattah al-Buran et Hemetti ont essayé de multiplier les alliances à l'international»

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Au Soudan, la rivalité entre les deux principales figures militaires de la transition sont de plus en plus visibles. Il s'agit du président du Conseil souverain, le général Abdel-Fattah al-Buran et son vice-président, Mohamed Hamdan Daglo surnommé « Hemetti ». Après être allés séparément au Tchad fin janvier, les deux hommes ont affiché des positions divergentes sur l'accord-cadre qui doit permettre de sortir le pays de la crise. Comment expliquer leur rivalité ? Y a-t-il un risque de dérapage violent dans le pays ? Entretien avec le chercheur Jérôme Tubiana, spécialiste du Soudan. 

Le général Abdel-Fattah al-Buran (G) et son vice-président Mohamed Hamdan Daglo (D).
Le général Abdel-Fattah al-Buran (G) et son vice-président Mohamed Hamdan Daglo (D). © Reuters/Monicah Mwangi - AFP/Ashraf Shazly - Montage RFI
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RFI : Jérôme Tubiana, à quand remonte la compétition entre le général al-Burhan, le président du Conseil souverain de transition, et Hemetti, son vice-président ?

Jérôme Tubiana : Ce n'est pas forcément facile de dater la compétition, mais sous Omar el-Bechir, les deux hommes ont été proches, et notamment se sont rapprochés à l'occasion du déploiement d'un contingent militaire soudanais, composé aussi bien de troupe de l'armée régulière que de troupe des RSF au Yémen, dans le cadre des opérations de la coalition menée par l'Arabie saoudite contre les rebelles Houthis au Yémen.

A ce moment-là, ils se sont rapprochés, ça leur a servi à tous les deux à obtenir des soutiens à l'international, notamment dans le Golfe, qui leur a permis de devenir les nouveaux leaders de la partie militaire de la transition soudanaise qui a émergé après la chute de Bechir, jusqu'à ce qu'ils fassent le coup ensemble d'octobre 2021, reprennent le contrôle, et expulsent les civils du gouvernement de transition, et depuis évidemment, les tensions entre eux sont réapparues et ont progressivement monté. 

Est-ce qu'on a deux cultures militaires différentes, est-ce que les deux hommes ont des profils qui s'opposent ?

On a deux cultures militaires complètement différentes. D'abord parce que l'armée soudanaise est une armée régulière qui a des tactiques très classiques. Ce sont ces tactiques qui justement ont échoué à remporter des victoires significatives contre les rébellions qui ont eu lieu successivement ou simultanément dans les périphéries du Soudan, que ce soit au Darfour bien sûr, mais aussi dans les monts Nouba, au Nil Bleu. Un peu partout, l'armée a échoué à venir à bout des rébellions.

C'est là que le président Bechir a pensé à faire appel aux forces de soutien rapide, qui en fait ont été une version un peu mieux contrôlée des milices, qu'on appelait les Janjawid au Darfour, c'est ce qui a permis à Hemetti de devenir de plus en plus puissant, et aux forces de soutien rapide, sous ces ordres, de devenir un peu la garde prétorienne du président Bechir, jusqu'à ce qu'avec al-Burhan, avec l'armée aussi, ils se retournent contre le président, et ils le renversent.

Après, il y a une autre différence qui est très prédominante, c'est que l'armée régulière soudanaise est très dominée par des officiers du centre du Soudan, alors que les forces de soutien rapide et Hemetti, sont des gens du Darfour, une périphérie très marginalisée, très méprisée par les gens du centre, que ce soient les militaires ou les civils. Donc il y a cette opposition-là, culturelle, qui explique aussi les tensions entre al-Burhan et Hemetti finalement qui ne sont pas nécessairement des tensions entre deux hommes, mais effectivement entre deux institutions et entre deux cultures qui s'opposent au Soudan depuis très longtemps. 

Les élections générales soudanaises, qui sont prévues pour cette année, peuvent-elles être un moteur de la rivalité entre les deux hommes ?

C'est difficile à dire, mais certainement, les deux hommes ont des ambitions politiques, et les élections peuvent être l'un des cadres de cette opposition politique. À priori, un cadre moins dangereux pour le Soudan, que ce que serait une confrontation véritablement militaire.

Parce que la menace existe ? Cette rivalité entre Hemetti et al-Burhan pourrait avoir des conséquences sécuritaires, c'est possible ?

Pas forcément les deux hommes. Mais les deux institutions ont montré qu'elles pourraient en venir aux mains, si on peut dire. Ça s'est traduit notamment par des tentatives des forces de soutien rapide, de positionner leurs troupes et leurs garnisons dans des zones qui sont plutôt considérées comme le territoire de l'armée, y compris en plein centre à Khartoum, dans la capitale. Mais aussi dans l'est du Soudan. Et en retour, ça s'est traduit par des accusations de la part des forces de soutien rapide, mais aussi d'autres acteurs, que l'armée créer des conflits dans des zones qui sont, elles, plutôt considérées comme le territoire des forces de soutien rapide, en particulier le Darfour.

Quels sont les réseaux que al-Burhan et Hemetti ont réussi à tisser depuis le renversement d'Omar el-Bechir ?

Surtout dans le Golfe, où les deux hommes ont pu avoir des liens avec l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis et notamment pour Hemetti, clairement une certaine proximité avec les Emirats. L'Egypte elle, reste plus proche de l'armée, comme par rapport à une sorte de fidélité institutionnelle, c'est un peu le troisième acteur dans ce camp du Golfe.

Et sinon les deux hommes ont essayé, chacun d'eux, de multiplier les alliances à l'international, dans les pays voisins comme le Tchad, mais aussi dans les pays plus lointains, et un peu chacun de leur côté. Par exemple récemment, ils ont visité le Tchad mais de manière séparée. Il y a des rivalités entre eux, avec là encore des accusations réciproques au niveau de la République centrafricaine.

Hemetti a peut-être fait quelques maladresses, par exemple en se rendant officiellement en Russie au lendemain du début de la guerre en Ukraine, ce qui a alimenté l'idée qu'il soit davantage pro-russe que al-Burhan. Mais en réalité, ce que font les deux, à l'image de Bechir, ce n'est pas forcément de s'aligner sur un seul allié, notamment un allié un peu risqué comme la Russie, mais plutôt d'entretenir des alliances multiples et de ne pas négliger l'Occident. Et notamment on l'a vu récemment, avec d'un côté l'armée qui tente évidemment de se rapprocher de l'Occident et ostensiblement de s'éloigner de la Russie, mais aussi Hemetti qui en soutenant l'accord-cadre qui a été signé récemment entre des parties militaires et des parties civiles, tente de montrer patte blanche aux Occidentaux.

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