Mémoire sur la guerre d’indépendance au Cameroun: «J’ai besoin que cette histoire soit réglée» (Blick Bassy)
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L’information a été révélée jeudi dernier par nos confrères d’Africa Intelligence… Le chanteur camerounais Blick Bassy et l’historienne française Karine Ramondy codirigeront la commission Mémoire sur la guerre d’indépendance au Cameroun. Ils accordent ce 20 février à RFI leur premier entretien. Le 26 juillet 2022 à Yaoundé, lors d’une conférence de presse aux côtés de Paul Biya, Emmanuel Macron avait annoncé sa volonté de « faire la lumière » sur le rôle de la France au Cameroun entre 1945 et 1971, et pris « l’engagement solennel » d’ouvrir les archives françaises « en totalité ». La nouvelle commission franco-camerounaise pourra-t-elle vraiment tout dire sur le rôle de la France dans les massacres et les assassinats politiques de ces années tragiques ? Blick Bassy et Karine Ramondy répondent aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : Blick Bassy, on entend Maquis, la chanson que vous avez composée en hommage à Ruben Um Nyobè, le leader nationaliste camerounais assassiné en 1958. Quel est l’objectif de la commission mémoire que vous allez diriger avec Karine Ramondy ?
Blick Bassy : L’objectif de cette commission est tout simplement de faire la lumière sur une période cruelle. Je parle de la période 1945 à 1971. L’idée ici est tout simplement de pouvoir regrouper les éléments factuels, les archives, les témoignages, pour que nous puissions tout simplement avoir un rapport qui décrit le rôle des uns et des autres.
RFI : Karine Ramondy, cette commission, sa création a été annoncée il y a six mois par les présidents Paul Biya et Emmanuel Macron. Du coup, l’historien camerounais Brice Molo se demande quelle est la valeur d’un travail historique qui est commandé par des hommes politiques selon un agenda et des modalités qu’ils ont fixés eux-mêmes ?
Karine Ramondy : Alors pour revenir à la genèse du projet, il ne faut pas oublier que celui-ci s’est fait dans un contexte particulier, puisque sur l’impulsion du Conseil pour le suivi des recommandations du nouveau sommet Afrique-France [de Montpellier, en octobre 2021, Ndlr]. Nous nous sommes retrouvés à Yaoundé le 26 juillet dernier, à l’invitation aussi de la société civile, et nous avons échangé avec des jeunes Français, Camerounais, au sujet de l’histoire et des mémoires, dans un contexte de visite présidentielle certes, mais de façon autonome par rapport à ce qu’il se passait à côté. Et nous avons, en tant que modérateurs de cette table-ronde avec Blick, fait ensuite une restitution aux présidents sur un certain nombre d’attentes qui sont très fortes dans la société camerounaise, chez les jeunes, dans une histoire partagée. C’est vrai que cette commission a aussi pour objectif d’être un accélérateur de la recherche scientifique, du récolement des témoignages. C’est une commission qui se structure autour de deux volets : un volet recherche, dont j’ai la responsabilité en tant qu’historienne ayant travaillé sur des sujets évidemment liés à la commission, et Blick qui a la responsabilité d’un volet mémoriel et artistique sur les enjeux de cette commission.
RFI : Sur le volet recherche, justement, Emmanuel Macron promet que vous aurez accès à toutes les archives françaises sur la période concernée, comme cela a été le cas pour la commission Duclert sur le Rwanda. Êtes-vous certains que, pour les archives militaires par exemple, vous n’allez pas vous heurter au secret-défense ?
Karine Ramondy : Ce qui est prévu, c’est que nous ayons des habilitations secret-défense et que nous puissions travailler en toute liberté sur les archives du ministère des Armées, mais aussi d’autres ministères, sans restrictions particulières.
RFI : Concrètement, Karine Ramondy, si vous enquêtez sur un fait que vous connaissez bien en tant qu’historienne, les circonstances de l’assassinat par empoisonnement du nationaliste camerounais Félix Moumié à Genève en 1960, pensez-vous que la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), l’héritière du SDECE, va vous ouvrir ses archives ?
Karine Ramondy : Je pense que le travail de recherche ne repose pas que sur une ouverture d’archives. Commençons à travailler. On verra ensuite le bilan de ce que nous avons pu trouver. Mais sur un sujet comme celui-là, que je connais très bien, je pense que la lumière a déjà été largement faite.
RFI : Oui, mais si c’est un agent du SDECE qui a tué Félix Moumié, autant avoir accès aux archives du SDECE, non ?
Karine Ramondy : Bien sûr.
Blick Bassy : Moi, ce que je voudrais rajouter, c’est que cette commission a quand même pour but de permettre que les relations entre les deux pays repartent dans une dynamique positive. Quand on regarde un peu au vu de ce qu’il se passe aujourd’hui sur le continent, on se rend bien compte que nos deux pays, et surtout le continent africain et l’Europe, ont aujourd’hui besoin, surtout à travers les dynamiques qui proviennent des sociétés civiles, de repartir sur de nouvelles bases. Et pour cela, tout doit reposer sur la vérité. Et quel que soit ce qu’il s’est passé, s’il y a quelqu’un de la DGSE qui a commis ce meurtre, il faut que ça se sache. Et je pense que, autrement, notre mission n’a pas de sens. Si nous devons essayer de faire semblant, moi je n’ai pas le temps pour ça, j’ai trop de choses à faire, et je pense que les miens aussi me demanderont des comptes. Donc notre mission aujourd’hui, c’est une mission de réconciliation et d’échanges de manière sincère.
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RFI : Quels sont les épisodes particuliers, sur lesquels il y a des zones d’ombre que vous voulez éclairer, Blick Bassy ?
Blick Bassy : Par exemple, moi je viens du village voisin de celui de Ruben Um Nyobè. J’ai rencontré la veuve de Ruben Um Nyobè en décembre dernier, c’est-à-dire lorsque nous avons commencé les discussions. Elle avait du mal à complètement se confier à nous et lorsque j’ai prononcé le nom de mon grand-père, tout de suite elle a complètement changé parce que mon grand-père était un de ses amis et donc l’ami de la famille. Les circonstances de sa mort, on a différentes versions, quelle est la vraie version ? Et tout ça, cette commission nous permettra de réellement savoir ce qu’il s’est passé, comment est-ce qu’il a été tué. Mon rôle sera vraiment de recueillir sur tout le territoire comment est-ce que ça a été vécu également. Ce travail nous permettra d’établir la réalité et je pense que moi qui suis Camerounais, je me rends compte qu’aujourd’hui, ce qui arrive dans mon pays provient aussi du fait que nous vivons dans des espaces où les funérailles n’ont pas réellement été faites. Nous qui aimons les funérailles, puisque nous en faisons presque tous les week-ends, les funérailles n’ont pas été faites ; les funérailles de ceux qui ont décidé de donner leur vie pour l’intérêt commun. Et je pense donc que, pour que notre pays puisse fonctionner de manière normale, il est essentiel que la lumière puisse se faire.
RFI : Avec ce travail mémoriel, Emmanuel Macron essaie de reconquérir les cœurs des Africains qui sont gagnés, pour un certain nombre d’entre eux, par un sentiment anti-français, voire même une certaine russophilie. Est-ce que vous ne craignez pas d’être instrumentalisés ?
Blick Bassy : Dans quel sens ? Je ne comprends pas comment je peux être instrumentalisé, parce que moi, en tant que Camerounais, aujourd’hui, j’ai besoin que cette histoire soit réglée. Et tant que cela n’est pas réglé, ces populations se disent : nous on a eu un précédent avec vous [les Français, Ndlr] qui n’a pas été réglé, tant qu’il n’est pas réglé, on va préférer les Chinois, les Russes, avec qui on n’a jamais eu de problèmes, avec qui on fait un business puisqu’on n’a jamais eu de problèmes avec eux. Par rapport à la France, on est obligés d’avoir un comportement différent. Donc la France a intérêt à ce que cela soit réglé. Donc pour moi, il ne s’agit même pas d’instrumentalisation ou d’opportunisme, c’est juste urgent pour nos deux populations de se dire : comment est-ce qu’on rebâtit une relation saine, avec sincérité ? Ça demande obligatoirement de s’arrêter sur le précédent qu’on a eu et de se dire : ok, chacun reconnaît ses torts et on construit une relation nouvelle.
RFI : Ce travail, Karine Ramondy, vient quinze mois après le sommet Afrique-France de Montpellier. N’est-ce pas dans le cadre d’une entreprise de reconquête des cœurs et des esprits, propre à Emmanuel Macron ? Est-ce que vous n’êtes pas un instrument quelque part de sa politique ?
Karine Ramondy : Sûrement que certains l’interpréteront comme ça. Moi, j’accepte un mandat scientifique qui est clair : c’est celui de travailler sur le rôle et l’engagement de la France au Cameroun dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition pour la période 1945-1971. Il se trouve que c’est l’objet de mes recherches depuis plus de dix ans. Il se trouve que j’ai l’opportunité de pouvoir le faire avec une équipe sérieuse et efficace ; que ces enjeux sont très importants comme vient de le dire Blick, dans un contexte où en effet les relations sont devenues très compliquées. Il faut que cette relation évolue, change positivement. Donc on a du pain sur la planche, on a jusque fin 2024 pour mener cette mission.
RFI : Et quand on est historienne et qu’on vous propose l’ouverture de toutes les archives, ça ne se refuse pas ?
Karine Ramondy : Je pense que travailler sur ce qu’on aime, dans une durée limitée, avec une équipe compétente et une ouverture d’archives facilitée, non, ça ne se refuse pas.
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