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Élections au Nigeria: «Des frustrations immenses» liées aux pénuries de billets de banque

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Les Nigérians sont appelés aux urnes ce 25 février, pour élire leur président et désigner leurs représentants au Parlement. Le scrutin se déroule dans un contexte où la plupart des Nigérians doivent se battre au quotidien pour leurs transports et leur approvisionnement, en raison d'une pénurie de nouveaux billets de banque. De quelle manière cette pénurie peut-elle peser sur le scrutin à venir ? Entretien avec le chercheur Laurent Fourchard, spécialiste du Nigeria.

À cause de la pénurie de cash, les Nigérians sont limités à un retrait de 5000 nairas (soit 7 euros) par jour (photo d'illustration).
À cause de la pénurie de cash, les Nigérians sont limités à un retrait de 5000 nairas (soit 7 euros) par jour (photo d'illustration). © AFP/Pius Utomi Ekpei
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RFI : Laurent Fourchard, l’enfer logistique dans lequel vivent les Nigérians depuis la décision de changer les billets de banque a provoqué des explosions de colère, comme dans le Sud-Ouest, à Ibadan et Abeokuta, ainsi qu’à Kano dans le Nord. Quel est l’état d’esprit des Nigérians par rapport à cette réforme ?

Laurent Fourchard : Les frustrations sont immenses et systématiques en fait. Les personnes les plus touchées sont probablement celles qui n’ont pas de compte en banque, les populations rurales, plus les groupes qui vivent d’une économie informelle. Donc à Lagos évidemment, il y en a beaucoup. Ce sont les commerçants, les transports artisanaux... Mais ça touche en fait tout le monde ce problème de cash, parce que même les gens qui ont des comptes en banque ont des problèmes pour faire les transferts bancaires, car le système bancaire nigérian n’est pas fait pour faire face à cette explosion soudaine de transferts. Les gens font la queue de manière incroyable. Ils ont l’habitude avec les pénuries d’essence. Mais là, les pénuries de cash, il y a souvent 100, 150 personnes devant les banques quand elles décident de donner un peu de cash. Et c’est souvent sur un montant très limité. La semaine dernière, c’était encore 10 000 nairas, en gros, 15 euros. Cette semaine, on est passé à 5 000 nairas, soit 7 euros le retrait maximum. Les gens attendent toute la journée pour avoir 5 000 nairas, c’est quand même assez incroyable.

De quelle manière est-ce que les difficultés de vie quotidienne auxquelles on assiste avec ce problème de cash ont joué sur la campagne ? Est-ce qu’elles l’ont éteinte ? Est-ce qu’elles sont devenues un sujet à part entière ?

Le sujet est devenu central en fait en 4 semaines. La faillite de cette politique publique est en fait perçue comme la manifestation d’une faillite de l’État fédéral, incapable de changer des billets. Il y a une politisation extrême, tous les groupes, la presse, les hommes politiques se sont emparés de cette question, chacun donnant son explication sur ce que ça traduit des problèmes au Nigeria. Mais alors, ce qu’il y a aussi d’étonnant en même temps, la campagne continue de se tenir. Moi, j’ai participé hier à un meeting où il y avait 50 000 personnes au stade de Lagos, la campagne se tient en réalité.

Il y a trois ans, en 2020, la société nigériane avait produit un mouvement social autour du hashtag #EndSARS, les SARS sont les Special anti-robbery squad, les unités de police spécialisées dont la brutalité avait été remise en cause. En octobre 2020, la protestation a obtenu gain de cause. Les SARS ont été démantelées. Est-ce que ce mouvement s’est étiolé après cette victoire ou est-ce qu’il s’est prolongé, est-ce qu’il a su trouver une traduction d’une manière ou d’une autre dans ce scrutin ?

Le mouvement s’est étiolé à ce moment-là effectivement, fin octobre 2020. Il s’agit quand même d’un mouvement social inédit contre les violences policières au Nigeria depuis le retour à la démocratie en 1999. C’était aussi un mouvement contre les vieilles élites politiques en place, contre les aînés politiques qui tiennent les partis, contre les deux partis principaux du Nigeria. Ces pratiques habituelles de clientélisme, de corruption, de violence, c’était aussi une dénonciation de tout cela. J’ai l’impression que la suite du mouvement EndSARS s’est traduite par la montée d’un outsider qui s’appelle Peter Obi, qui apparaît comme le troisième homme du scrutin. J’ai l’impression qu’il a su capitaliser sur le mécontentement massif du mouvement social de EndSARS. C’est mon interprétation, c’est d'une certaine manière une traduction politique de ce mécontentement.

À quel point justement Peter Obi a réussi à faire bouger les lignes sur la façon dont on fait la politique au Nigeria ?

Même si les sondages ne sont pas fiables, on peut se dire qu’il fait une campagne relativement exceptionnelle avec un appui d’une jeunesse urbaine, éduquée et entreprenante, qui est plutôt du Sud, qui mène une belle campagne notamment sur les réseaux sociaux. Les deux autres candidats, je pense qu’ils ne sont pas très inquiets de la place qu’a prise Peter Obi, essentiellement parce que ce candidat a peu de relais en fait dans les différents États du Nigeria, a peu de relais dans le Nord, même chose dans le Sud-Ouest qui est bien tenu par Bola Tinubu [ancien gouverneur de Lagos, Ndlr]. Dans l’Est, il est plus populaire, mais c’est aussi le bastion du parti d’opposition PDP [Parti démocratique populaire, Ndlr]. Du coup, on se demande comment il peut avoir 25% des voix dans 24 États, alors qu’il a peu de relais.

Aux difficultés de vie quotidienne s’ajoutent l’insécurité qui s’est développée dans différentes zones du pays et une crise de confiance vis-à-vis des élites qui n’est pas propre au Nigeria. Est-ce que vous diriez, comme d’autres observateurs, que la participation est l’une des grosses inconnues du scrutin de samedi ?

Oui, effectivement. La première chose peut-être à dire, c’est qu’il y a un déclin de la participation en 20 ans. Il y a 69% de participation en 2003, 35% en 2019. Donc, c’est une érosion régulière. Cela témoigne d’une désaffection en direction des élites politiques vraiment puissante. La deuxième chose quand même, c’est qu’il y a 10 millions d’électeurs en plus en 2023 et sur ces 10 millions, une bonne partie sont des jeunes qui s’inscrivent pour la première fois. Troisième point, l’insécurité qui est quand même très forte au Nigeria en général et qui s’est encore accentuée dans beaucoup de zones rurales du Nigeria, toujours dans les zones les plus instables : le Nord-Ouest, le Borno, le Delta. Mais ça risque peut-être de ne pas affecter le vote dans son ensemble. Il y a aussi beaucoup plus de bureaux de vote que lors de l’élection précédente. Les Nigérians ont l’habitude de ne pas utiliser leur voiture pour aller voter. Du coup, les pénuries d’essence et de cash sur la participation seront limitées. Tout cela fait qu’on ne peut pas faire de pronostics à l’heure actuelle.

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