Le grand invité Afrique

Achille Mbembe: «Les cosmogonies africaines peuvent inspirer la quête d’un monde habitable»

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Comment faire en sorte que les êtres humains puissent continuer à habiter ensemble la planète ? C'est cette question -cruciale - qui est au cœur du dernier livre du penseur Achille Mbembe. L'ouvrage, qui est intitulé La communauté terrestre, se penche sur les limites des modèles suivis jusqu'ici... Il soutient notamment que l'histoire africaine et les traditions du continent peuvent aider le monde à trouver un autre chemin. Achille Mbembe est notre invité ce 10 mars 2023.

Achille Mbembe à RFI.
Achille Mbembe à RFI. © Pierre-Édouard Deldique/RFI
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RFI : L’une des idées qui traverse votre nouvel ouvrage, la Communauté terrestre, c’est que l’habitabilité de notre planète se dégrade à grande vitesse, et qu’elle se dégrade en grande partie en raison de notre incapacité à vivre ensemble. D’abord, entre humains, mais aussi en lien avec les animaux et les végétaux…

Achille Mbembe : Tout à fait. Ce qui est en jeu, au fond, c’est de savoir si oui ou non la vie sur Terre va durer. On en est là. Il n’y a pas très longtemps, la grande question qui a occupé l’humanité était de savoir comment nait la vie, dans quelles conditions elle évolue. Aujourd’hui, il s’agit de savoir comment elle se termine et s’il est possible de la prolonger, en recourant à quelles ressources intellectuelles, culturelles… Et donc c’est un peu de cette question que traite le livre.

Vous critiquez dans cet ouvrage ce que vous appelez la théologie de la nécrose qui pousse, selon vous, au repli, à l’enfermement. Qu’est-ce que cette théologie de la nécrose ? Et qui sont ceux qui la défendent ?

On voit, puisque nous sommes en Europe, ce qu’il se passe entre la Russie et l’Ukraine. Voilà deux pays embarqués dans une guerre d’allure existentielle, une guerre qui au fond pourrait être nucléaire. Et donc, c’est cette danse macabre autour de l’abysse que j’appelle la théologie de la nécrose.

Le constat que vous faites dans cet ouvrage, Achille Mbembe, est sombre mais il n’est pas complètement pessimiste. Il y a également des choses qui peuvent être faites, des pistes d’actions que vous suggérez. Vous écrivez, par exemple, dans votre ouvrage, que le principe de la race, qui a été le plus grand obstacle au projet d’habitation commune de la Terre depuis le XVIIe siècle, que ce principe peut être combattu. De quelle manière peut-on, selon vous, dépasser cette racialisation du monde ?

Revenons aux questions fondamentales, à commencer par : qu’est-ce qui nous est commun ? On s’est focalisés sur la question de savoir : qu’est-ce qui nous sépare ? Tout nous pousse à revenir à la question de savoir : qu’est-ce qui nous est commun ? C’est qui mon semblable ? Comment est-ce que nous allons réparer ce monde ?

On a le sentiment, à vous lire, que cet ouvrage, la Communauté terrestre, prolonge une des réflexions importantes de votre œuvre, ce que vous appelez le « devenir nègre du monde », le fait que ce que les populations africaines ont connu au cours de la traite négrière a constitué comme une sorte de matrice de la violence que vit l’ensemble de la planète sous la forme actuelle du capitalisme. Est-ce que c’est le cas ? Est-ce que vous diriez que pour habiter pleinement la planète il faut que nous procédions à une déconstruction profonde de ce qu’ont été la traite esclavagiste et la colonisation ?

Ce qui s’est joué, notamment au moment de la traite des esclaves, c’est la tentative de transformation de l’humain en objet, en marchandise, sous la poussée d’une forme de raison qu’on pourrait appeler la raison « calculante », celle qui quantifie tout, celle qui pense effectivement que les quantités passent avant les qualités. Cette raison a conduit à l’écocide, c’est-à-dire au génocide du vivant. Et la question, c’est de savoir comment sortir de ce paradigme contre les forces de destruction.

L’un des points essentiels de votre ouvrage c’est donc cet appel à repenser une relation avec l’ensemble du vivant, et vous nous expliquez que les cosmogonies africaines offrent des récits qui peuvent aider à penser l’avenir du monde. Est-ce que vous pouvez nous donner un exemple de cela ?

Dans le livre, j’évoque en particulier les cosmogonies dogons, les cosmogonies bambaras également, la manière dont dans ces cosmogonies, la Terre est imaginée. D’où vient-elle ? Quelles en sont les origines ? Qu’est-ce que c’est que la vie ? Comment est-ce qu’au fond, ce qui nous rassemble, c’est la façon dont circule en chacun de nous des flux vitaux et la façon dont on met en réseau ces flux, non seulement entre les humains, mais entre les humains et les objets, les objets et les plantes, les plantes et les animaux, les animaux et les rivières. Et donc c’est cette espèce de symbiose qui, au fond, permet à la vie de perdurer et de résister aux forces de dessiccations. Voilà, je crois, le contenu de certaines de ces cosmogonies, et ces cosmogonies peuvent effectivement inspirer de nos jours la quête ici et là d’un monde habitable parce qu’ouvert à tous.

► Et le livre d'Achille Mbembe, La communauté terrestre, est publié par les éditions La Découverte.  

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