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Succès Masra, opposant tchadien: «Notre ambition est de réconcilier les deux Tchad»

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Au Tchad, un accord de réconciliation est possible, affirme Succès Masra. Mais le chef de l’opposition pose une condition : il faudrait que Mahamat Idriss Déby ne profite pas de sa position de président de la transition pour truquer la prochaine élection et qu’il accepte un scrutin certifié par l’ONU. C’est ce que Succès Masra appelle « l’éligibilité encadrée ». Depuis la répression meurtrière des manifestations du 20 octobre, Succès Masra vit à l’étranger. Cette semaine, il est à Paris. Entretien.

Succès Masra, président du parti d'opposition Les Transformateurs, à Ndjamena le 3 mai 2021.
Succès Masra, président du parti d'opposition Les Transformateurs, à Ndjamena le 3 mai 2021. © Issouf Sanogo/AFP
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RFI : Est-ce que vous n’êtes pas en train de vous isoler politiquement et peut-être de vous condamner à rester très longtemps en exil ?

Succès Masra : Nous nous isolons de la dynastie pour nous rapprocher d’un Tchad majoritaire qui veut la justice et l’égalité.

Vous dites que vous êtes majoritaire, mais dans l’épreuve de force du mois d’octobre 2022, vous avez échoué. Quelle est votre nouvelle stratégie ?

Nous n’avons pas échoué puisque c’est comme si vous disiez à Nelson Mandela, quand il luttait contre l’apartheid en Afrique du Sud et qu’il faisait face à la brutalité, qu’il avait échoué. La certitude de notre victoire, elle est là. Ce n’est qu’une question de temps.

Mais si, à la fin de l’année prochaine, le président de la transition Mahamat Idriss Déby se présente et est élu, qu’allez-vous devenir ?

D’abord, je ne suis pas en exil. Je n’ai demandé l’asile politique nulle part, ni aux États-Unis, ni en France et je n’entends pas le faire. Je suis sorti du Tchad dix jours après [après le 20 octobre, jour des manifestations réprimées dans le sang,  128 morts selon la CNDH du Tchad]. C’est pour porter la voix de mon peuple avec l’objectif de rentrer, mais avec des solutions. Je mobilise les énergies pour être capable d’imposer la démocratie parce que c’est la seule voie d’avenir.

Jusqu’à présent, Succès Masra, vous avez toujours été un civil attaché à la voie pacifique. Est-ce qu’aujourd’hui, vous êtes toujours sur la même ligne ou est-ce que vous n’excluez pas l’option de la lutte armée ?

Je suis un démocrate. Je me bats pour que la démocratie soit au rendez-vous. Mais il y a quelque chose de nouveau dans ce qui s’est passé le 20 octobre. Ces Tchadiens majoritaires se rendent compte qu’ils sont sortis les mains nues et qu’ils se sont fait tirer dessus. Vous voyez bien que ce peuple-là est de plus en plus déterminé à avoir son bouclier protecteur. Le bouclier, dans notre civilisation, dans notre culture, c’est une arme dont l’objectif n’est pas de tuer, mais d’empêcher de se faire tuer. C’est une arme multidimensionnelle, elle est communicationnelle, elle est diplomatique, elle est juridique, mais elle est aussi sécuritaire. Si demain 80% des soldats du Tchad, au nom de la République, décident de protéger le peuple, ils deviendront les boucliers de ce peuple pour garantir sa voix. Donc, nous sommes dans la démarche de tout faire pour que le peuple tchadien ne se fasse plus massacrer par une famille, un clan ou un groupe qui est minoritaire.

Vous privilégiez toujours la voie pacifique…

La démocratie. Vous voyez que, malgré ce qui s’est passé, je mets sur la table une offre de réconciliation nationale et de retour de la démocratie. Si cette offre échoue, cela veut dire qu’on consacre dans les faits les deux Tchad. Nous, notre ambition, c’est de réconcilier ces deux Tchad, avec des propositions concrètes : ticket présidentiel, élection des gouverneurs, démocratie plutôt que dynastie. Si nous nous retrouvons sur ce point-là, nous sommes convaincus que l’avenir du Tchad sera un avenir radieux.

Cette proposition d’une réconciliation que vous lancez, elle se nourrit de l’espoir, pour vous, de rentrer au Tchad d’ici la fin de l’année pour mener campagne pour la présidentielle de l’année prochaine par exemple ?

Je suis sac au dos. Demain matin, s’il y a un accord de réconciliation véritable et sincère avec les mécanismes, y compris onusiens, et l’implication des différents partenaires  -je pense notamment à la France, aux États-Unis, au Qatar qui ont été impliqués, mais aussi à l’Union africaine, à Sant'egidio [association de fidèles catholiques engagée dans la lutte contre la pauvreté et le travail pour la paix], à la CEEAC [Communauté économique des États de l'Afrique centrale], à l’ensemble de ces acteurs-là -, nous trouverons une solution. Ce dont je vous parle est sur la table de l’ONU, sur la table des différents partenaires. Je suis à Paris, j’aurai l’occasion sans doute d’en parler avec les autorités. Je parle à l’ensemble des acteurs, y compris sur le continent africain, de manière à ce que nous trouvions une solution.

Et si à l’issue de vos discussions avec notamment vos interlocuteurs français cette semaine à Paris, notamment les conseillers présidentiels autour d’Emmanuel Macron, vous trouviez un point de convergence avec Ndjamena, est-ce qu’on pourrait imaginer que vous puissiez rentrer au Tchad et que vous acceptiez de vous présenter à la présidentielle de l’an prochain face à Mahamat Idriss Déby, à condition que cette élection présidentielle soit certifiée par l’ONU, comme en Côte d’Ivoire en 2010 ?

C’est ce que nous avons introduit, ce que nous avons appelé « l’éligibilité encadrée ». C’est de faire en sorte que ceux qui seront candidats n’aient pas tous les leviers du pouvoir et donc ne truquent pas les résultats demain. Là où tout le monde disait que nous n’aimions pas le dialogue, nous avons démontré que nous étions parmi ceux qui ont le plus dialogué avec le chef de la junte. Là où tout le monde disait « inéligibilité pure et simple », nous avons été ceux qui ont parlé d’éligibilité encadrée. En fait, contrairement à ce que les uns et les autres racontent, nous avons eu les positions les plus médianes et les plus conciliantes.

Vous comptez notamment sur les pays occidentaux et la France, mais est-ce que vous ne craignez pas qu’à l’heure où il y a un conflit Est-Ouest autour de l’Ukraine, il y ait un durcissement des positions des uns et des autres et que, au nom de la stabilité, la France choisisse le régime de transition actuel, sous l’autorité du général Mahamat Idriss Déby, aux dépens de toute autre solution ?

La guerre froide a toujours existé. Et toute l’Afrique regarde la cohérence et la crédibilité de la parole de la France à l’aune de son positionnement sur le dossier tchadien. Et donc je crois que l’engagement qui a été pris est un engagement public du président français de ne jamais soutenir un plan de succession dynastique. Qu’est-ce que la France fait ? C’est à l’aune de cela qu’on jugera la crédibilité de la parole de la France.

Et si la France vous déçoit, est-ce que vous êtes de ceux qui se rapprocheront de la Russie ?

Cela n’a jamais été notre démarche. Mais ce que je dis aussi, c’est que nous arrivons à un niveau où la France aujourd’hui est en train de sortir du cœur de notre peuple. Et c’est à elle de restaurer sa crédibilité et sa parole parce qu’en fait, sa crédibilité se joue ici et maintenant au regard de ce qui est en train de se passer au Tchad.

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