Le grand invité Afrique

Présidentielle en Turquie: Ankara «conservera un intérêt fort pour l’Afrique», estime le chercheur Jean Marcou

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Et si la Turquie changeait de politique étrangère ? C’est l’un des enjeux de la présidentielle qui oppose ce 14 mai 2023 le chef de l’État sortant Recep Tayyip Erdogan et l’opposant Kemal Kiliçdaroglu. Quels sont les enjeux de ce scrutin pour les partenaires de la Turquie en Afrique, notamment en Libye ? Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.

Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.
Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. © sciencespo-grenoble
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RFI : Jean Marcou, comment la Turquie a-t-elle réussi sa percée en Afrique ces dernières années ?

Jean Marcou : C’est une percée économique qui s’est aussi bâtie sur un fort activisme diplomatique, avec l’organisation de déplacements réguliers à un haut niveau politique. Le président de la République actuel fait au moins une tournée africaine par an, quand ce n’est pas deux, avec l’organisation de sommets turco-africains en Turquie.

Comme celui de décembre dernier à Ankara…

Voilà, exactement. Et donc, on a finalement une diplomatie de fond qui s’est mise en route, et cela irrigue les relations économiques et commerciales. Et puis, je crois qu’il y a aussi un soft power important, qui s’est fait à la fois sur le plan religieux et sur le plan des transports en particulier, avec le succès de la Turkish Airlines, qui fait d’Istanbul une sorte de hub de la Turkish Airlines vers l’Afrique. Et pour finir, depuis quelques années maintenant, il y a aussi une intensification des liens militaires entre la Turquie et l’Afrique, notamment avec le succès des drones. La Turquie vend maintenant des drones à un grand nombre de pays africains.

Dans ses discours, Recep Tayyip Erdogan tient souvent des propos anti-impérialistes, donc anti-occidentaux. Comment la Turquie de 2023 parvient-elle à faire oublier qu’elle a occupé elle-même toute l’Afrique du Nord, à l’exception du Maroc, pendant plusieurs siècles ?

Je crois qu’il y a là un prisme qui est proprement turc. Parce que, finalement, les Turcs considèrent que l’empire ottoman était un califat, c’est-à-dire unifiait, en quelque sorte, les musulmans. Ils n’ont pas une approche coloniale de leur présence en Afrique. Les Turcs ne considèrent pas cette présence ottomane en Afrique du Nord comme une colonisation, alors qu’elle l’a été et qu’effectivement, elle a aussi provoqué la nahda à partir de la première moitié du XIXe siècle.

Notamment en Égypte ?

Voilà, notamment en Égypte. Il y a là probablement un biais, essayant de présenter la Turquie comme un pays non-aligné, en quelque sorte, avec lequel les Africains peuvent avoir des relations confiantes.

D’où la petite phrase du président Erdogan, devant les Nations unies il y a neuf ans, « le monde est plus grand que cinq », par allusion, bien sûr, au Conseil de sécurité. En 2020, c’est l’armée turque qui a arrêté l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli. Est-ce qu’il y a une compétition encore aujourd’hui entre la Turquie et Wagner, en Libye ?

De ce point de vue-là, j’ai l’impression que, pour l’instant, les positions sont un petit peu figées et que, justement, elles dépendent aussi d’un conflit qui n’est pas réglé. Et les principaux acteurs, même s’ils esquissent parfois des rapprochements qui peuvent paraitre spectaculaires, sur le fond n’ont pas encore véritablement surmonté leurs désaccords.

Dans une interview à Joséphine Dedet, de Jeune Afrique, le conseiller diplomatique du principal challenger du président Ergodan, Kemal Kiliçdaroglu, dit que, si l’opposition arrive au pouvoir, il n’y aura plus cette ingérence dans les affaires libyennes, et que la Turquie redeviendra impartiale. Est-ce que c’est crédible ?

Oui, je dirais que cette prise de position, elle est d’abord dans la doctrine du courant politique auquel appartient Kemal Kiliçdaroglu, c’est-à-dire le kémalisme. C’est un courant politique qui a prêché, finalement même lorsque la Turquie est entrée dans des alliances comme l’Otan, avant tout l’idée qui était celle de Mustafa Kemal Atatürk : c’est-à-dire celle de l’indépendance nationale. Et elle a généré une posture diplomatique de la Turquie, pendant des décennies, qui était une posture assez prudente : ne pas s’engager sur des terrains extérieurs et observer. Cette doctrine était celle de la politique étrangère kémaliste : paix dans le monde, paix dans le pays. Mais l’intérêt de la Turquie pour l’Afrique n’a pas commencé avec l’AKP [parti au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, Ndlr]. Il y a un plan pour l’Afrique qui avait été défini dès 1998, donc on peut penser que, quel que soit le gouvernement, quel que soit le président qui sortira des urnes dimanche, la Turquie continuera d’avoir une politique africaine. Ce qui est vrai, c’est que, probablement, cette politique africaine risque d’être amendée sur un certain nombre de points. Peut-être justement sera-t-elle moins critique vis-à-vis des Occidentaux, peut-être sera-t-elle moins militaire… Mais on peut penser quand même que la Turquie conservera un intérêt fort pour l’Afrique.

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