Conflit au Soudan: selon le chercheur Suliman Baldo, «les islamistes ont manipulé l'armée»
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Pas de trêve au Soudan : un mois après les premiers affrontements, les combats à l'arme lourde continuent à Khartoum entre l'armée du général al-Burhan et les miliciens des Forces de soutien rapide du général Hemedti. On déplore près d'un millier de morts dans la capitale soudanaise. Quelles sont les causes de ce conflit ? Est-ce que les islamistes ne jettent pas de l’huile sur le feu ? Entretien avec le chercheur soudanais Suliman Baldo et fondateur du think tank Sudan Policy and Transparency Tracker.

RFI : Dans une interview au journal le Monde il y a 18 mois, vous avez dit que l’accord entre le général Abdel Fattah al-Burhan et le général Mohamed Hamdan Dagalo dit « Hemedti » n’était qu’une alliance de circonstance et que son éclatement n’était qu’une question de temps. Pourquoi saviez-vous à l’avance ce qui allait arriver en 2023 ?
Suliman Baldo : C’était une sorte de cohabitation qui était très tendue. À la fois, ils avaient besoin l’un de l’autre pour leur survie, pour leur protection mutuelle. Mais en même temps, les Forces de soutien rapide (RSF), c’était une armée concurrente à l’armée nationale. L’armée soudanaise a perdu l’habitude d’être une armée de combat crédible. Elle dépendait donc des Forces de soutien rapide pour mener les opérations de maintien de l’ordre, répressives bien sûr, là où l’armée ne pouvait pas le faire. Mais en même temps, les RSF étaient gérées d’une façon que « Hemedti » prenait bien soin des siens, il payait bien ses soldats et ses officiers, chose qui faisait monter la jalousie au sein des rangs de l’armée soudanaise. Donc, c’était une cohabitation à la fois nécessaire, mais en même temps très mal aisée. Et c’était prévisible que c’était seulement une question de temps avant que cette alliance n’éclate.
Du coup, le général al-Burhan le savait aussi. Pourquoi a-t-il pris le risque de s’appuyer sur les anciens mouvements armés Janjawid au risque de cette guerre civile ?
Il faut remonter aux années 2003-2004, al-Burhan, en tant que jeune officier de grade intermédiaire, était au Darfour comme dirigeant des forces des Janjawid. Donc, c’est une alliance qui remonte à cette période, à l’origine même des Forces de soutien rapide. 2l-Burhan était le commandant du corps des garde-frontières, qui a été créé exprès pour intégrer les Janjawid lorsque la pression internationale était montée sur le Soudan d’Omar el-Béchir pour faire dissoudre les Janjawid à cause des crimes qu’ils avaient commis. Donc, ils sont copains commettant des crimes depuis cette époque au Darfour. Et puis, par la suite, est venu le coup d’État contre Omar el-Bechir, lorsque la révolution des jeunes a renversé le régime d’el-Béchir. Ils étaient aussi partenaires dans la répression des sit-in, dans la répression de la protestation paisible des gens de Khartoum lorsqu’ils demandaient un retour des civils au pouvoir. Il y a eu le massacre de Khartoum le 3 juin 2019 de la part de l’armée et des Forces de soutien rapide. C’est donc une alliance qui a été dictée par les évènements. Et bien sûr, il y a le fait de l’empire financier et de l’empire commercial que se disputaient les deux armées.
Est-ce qu’avec cette bataille féroce entre les anciens Janjawid de « Hemedti » et l’armée d’al-Burhane, on peut parler d’une revanche des Darfouriens de la périphérie contre les Arabes du Centre et de la vallée du Nil ?
Il y a un élément de cette revanche, parce que le Soudan a toujours été dominé dans les élites au pouvoir par les populations du centre et le Soudan riverain, le long du Nil dans la partie nord du Soudan. Alors les gens du Darfour bien sûr étaient de la chair à canon. C’est pour cela que « Hemedti » disait à ses soldats en confidence : « C’est à notre tour pour gouverner le Soudan ».
Ce qui est étrange, c’est que, la veille de l’éclatement de la guerre, le 14 avril, les deux généraux avaient convenu de se parler le lendemain. Qu’est-ce qui s’est passé entre le soir du 14 et le matin du 15 avril ?
Il y a le facteur islamiste. Les gens de l’ancien régime d’el-Béchir, les membres des mouvements des Frères musulmans soudanais, qui s’appelaient le Mouvement islamiste du Soudan et qui contrôlaient le parti au pouvoir et le gouvernement du Soudan sous el-Béchir, certains étaient en prison, certains étaient en dehors, beaucoup s’étaient exilés en Turquie. Et ils menaient tous une opposition farouche au projet de donner au Soudan un gouvernement civil, démocratique. Et ils avaient maintenu une influence considérable au sein de l’armée soudanaise. Et je crois qu’ils ont manipulé l’armée pour mettre de l’huile sur le feu dans cette querelle entre al-Burhan et « Hemedti », pour que l’armée prenne l’initiative pour essayer d’attaquer les Forces de soutien rapide.
Vous pensez que, le 15 avril, il a pu y avoir une provocation de la part des islamistes qui sont des nostalgiques du régime d’Omar el-Béchir ?
Je crois bien. Il y a des fortes possibilités que ce soit une provocation des Frères musulmans, des membres du régime de Béchir.
Est-ce que la solution viendra d’une réconciliation entre les deux généraux ou d’une médiation, soit de l’Arabie saoudite, soit des États-Unis, soit du Soudan du Sud ?
Pas de réconciliation personnelle. Je ne m’attends pas à ce qu’il y ait de réconciliation. Et donc, la médiation est nécessaire et je crois qu’il faut compter sur l’Arabie saoudite, bien sûr, des États-Unis, parce que ces généraux soudanais font attention à ce que disent les Américains. Mais aussi, il faut faire venir l’Égypte qui a beaucoup d’influence sur l’armée régulière soudanaise.
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