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«Projet Wotan»: l'incroyable rêve spatial de Mobutu conté dans un livre

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Une fusée africaine pour 20 millions de dollars, le projet ne date pas d’hier. Dans les années 1970, le Congolais Mobutu a failli réussir. À la manœuvre, il y avait un ingénieur allemand, Lutz Kayser, dont l'ancienne journaliste de RFI Joëlle Stolz raconte l’histoire dans le livre Projet Wotan, qui paraît aux éditions du Seuil. Cinquante ans avant Elon Musk, a-t-il été un pionnier du vol spatial privé au service des pays du Sud ? 

Couverture du livre « Projet Wotan » de Joëlle Stolz.
Couverture du livre « Projet Wotan » de Joëlle Stolz. © Éditions du Seuil
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RFI : Joëlle Stolz racontez l'histoire de cet ingénieur allemand qui a fait croire à Mobutu que le Zaïre pourrait envoyer des satellites dans l'espace pour 20 millions de dollars. Pourquoi Mobutu a-t-il été tenté par cette aventure spatiale ?

RFI : Je crois qu'à l'époque, ça lui plaisait, l'idée d'être le premier à avoir un satellite d'observation pour les frontières très grandes de ce qu'on appelait à l'époque le Zaïre - le Congo-Kinshasa -, mais aussi un satellite de télécommunications.

Son satellite d'observation qu'il voulait était un satellite militaire, j'imagine, pour surveiller ses voisins ?

Oui, à l'époque, de toute façon, et c'est ce qui explique la nervosité, notamment des Soviétiques et d'autres interlocuteurs, beaucoup de voisins étaient proches de l'Union soviétique, donc l'arrière-fond de tout ça, c'est quand même la guerre froide et le conflit entre l'Ouest et l'Est.

Alors, ce qui l'intéressait aussi, c'est que cette fusée, que lui proposait l'ingénieur allemand Lutz Kayser, coûtait beaucoup moins cher que les fusées américaines, françaises ou soviétiques.

Oui, c'était la grande idée de Lutz Kayser et de ses subordonnés qui ont fondé l'Otrag, une entreprise allemande spécialisée dans les lanceurs spatiaux, c'était la « billige rakete », c'est-à-dire la fusée pas chère, qui est au fond la même idée que celle d’Elon Musk, mais l’américain a beaucoup plus d'argent au départ. L'idée de l’Allemand était de mettre à la disposition d'un certain nombre de pays du tiers-monde la possibilité d'avoir des satellites.

Et vous dites que le pas de tir qui était dans le sud-est du Zaïre, aux confins du lac Tanganyika, était fait avec des écorces d'arbres ?

Au départ, ils ont vraiment utilisé les moyens du bord et, effectivement, la première rampe de lancement était faite avec des arbres, évidemment pas les rampes ultérieures.

Cet ingénieur allemand, Lutz Kayser, qui avait un esprit très pratique, était trop jeune pour avoir travaillé sur les fusées V1 et V2 de Hitler. Mais vous dites que le président du Conseil d'administration de sa société Otrag était un ancien SS ?

Oui, alors c'était Kurt H. Debus. Alors il faut savoir que Kurt H. Debus a travaillé pour les Américains.

... D'abord pour les nazis et ensuite pour les Américains.

Bon, il faut se souvenir que les Américains, il y a eu cette opération paperclip. Ils ont récupéré le haut du panier, c'est-à-dire environ 1 600 savants, dont Wernher von Braun est le plus connu, l'un des pères d'Apollo. C'est vrai qu'en matière de carburant liquide, en particulier, les Allemands étaient vraiment en avance. Les Soviétiques ont récupéré aussi 3 000 ou 4 000 personnes, enfin, tous ceux qui leur sont tombés dans les mains. Et les Français - c'est beaucoup moins connu - ont récupéré quelque chose comme 150 - ou plus - d'ingénieurs et techniciens allemands.

Allemands de l'époque ?

Absolument. Des gens qui avaient travaillé pour Hitler aussi et qui ont travaillé ensuite pour la France.

Tous ceux qui ont vu le film « Mobutu, Roi du Zaïre », de notre confrère Thierry Michel, se souviennent de la fameuse scène de juin 1978 où Mobutu assiste au lancement d'une fusée qui se crashe au bout de quelques secondes. Dix mois plus tard, le pauvre ingénieur allemand sera limogé. L'image de ce crash a fait le tour du monde, elle symbolise aujourd'hui la faillite du régime Mobutu. Mais ne serions-nous pas sévères avec cet ingénieur allemand ? S'il avait eu un peu plus de temps, aurait-il pu réussir ?

C'est la grande question, je suis incompétente pour y répondre. Cet homme était certainement un très bon ingénieur, peut-être aurait-il pu réussir son coup. En tout cas, s'agissant du crash de cette fusée, qui a été spectaculaire et qui a fini par symboliser le destin du régime de Mobutu. Un élément technique m'a été donné par un ingénieur qui était très proche de Lutz Kayser et qui a dit qu'ils avaient trop attendu le jour du lancement. C'est-à-dire qu'ils avaient prévu un lancement en début de matinée. Et puis, évidemment, Mobutu est venu avec une suite importante, notamment de nombreux journalistes avec des heures de retard, et c'est l'une des raisons.

Parce que le moteur d'une fusée n'attend pas...

Voilà, les moteurs de fusée ne peuvent pas attendre. Donc la question est ouverte : est-ce qu'il aurait pu réussir ? En tout cas, celui qui réussit aujourd'hui, c'est Elon Musk. Il a réduit considérablement le coût de lancement d'une fusée, et c'est l'une des raisons pour lesquelles la NASA, par exemple, a conclu des contrats avec lui.

Ce que vous dites dans votre livre, Joëlle Stolz, c'est que, si l'ingénieur allemand est limogé par Mobutu dix mois après ce fameux crash, c'est sous pression internationale. C'est parce que les grandes puissances ne voulaient pas que le Congo-Kinshasa lance un satellite, non ?

Tout le monde avait des objections. Probablement ceux qui, à l'époque, avaient le moins d'objections, étaient les Américains, mais ils n'étaient pas non plus très enthousiastes. Les Soviétiques et tous leurs alliés très clairement. Et puis il y avait les Français. Giscard d'Estaing était absolument contre dès le départ et je pense qu'il était contre parce qu'il voulait que les Allemands - l'Allemagne de l'Ouest à l'époque, c'est-à-dire le Chancelier Schmidt, avec qui il avait tissé une relation assez cordiale - s'engagent très clairement dans le projet Ariane. Il faut se souvenir que l'Agence spatiale européenne, dont le siège est à Paris, a été fondée en 1975 et que, la même année, Mobutu donne ce contrat à Lutz Kayser.

Donc Valéry Giscard d'Estaing ne voulait pas que le projet de Lutz Kayser au Congo-Kinshasa ne fasse concurrence au projet Ariane, dans lequel il voulait associer l'Allemagne ?

Absolument. Et Lutz Kayser a cru pendant quelques années qu'il pouvait convaincre les Français. Il n'a pas réussi ça, c'est clair. Et c'est là que Kadhafi lui a ouvert les bras et lui a tenu le discours qu'il voulait entendre.

En effet, une fois qu'il est congédié par Mobutu, l'ingénieur allemand vend son savoir-faire au colonel Kadhafi. Mais ce qui intéresse le numéro 1 libyen, ce ne sont pas des fusées pour aller dans l'espace, ce sont des missiles pour frapper Israël. Du coup, il y a un malentendu, non ?

Il y avait un énorme malentendu. Mais pour Lutz Kayser, Kadhafi était quelqu'un qui s'intéressait à l'espace. Je pense que ça n'était pas le cas. En tout cas, ça n'était certainement pas le cas des militaires libyens qui voulaient, eux, des missiles de moyenne portée.

Et à ce moment-là, vous dites que l'ingénieur allemand Lutz Kayser a peut-être pris peur ?

Il a connu personnellement des gens qui avaient travaillé pour Nasser au début des années 60 et puis qui avait été victimes de lettres piégées, envoyées par le Mossad. Donc je pense - c'est ma conviction personnelle - qu'il avait peur du Mossad. Et il voulait réellement lancer des satellites, il ne voulait pas faire du militaire.

Au final, cet ingénieur allemand, qui est aujourd'hui décédé et dont vous avez rencontré la veuve, n'a jamais réussi à envoyer un satellite dans l'espace. Est-ce que c'est un mégalomane qui a vu trop de films et qui s'est pris pour Spectre, l'adversaire de James Bond ? Ou est-ce que c'est un visionnaire, un Elon Musk qui est peut-être né 50 ans trop tôt ?

Je dirais que c'est plutôt la deuxième option. Ce sont les deux choses, c'est-à-dire qu'on peut voir cette histoire comme un exemple de l'ambition démesurée d'êtres humains qui veulent atteindre les étoiles, etc. Depuis que Prométhée a essayé de voler le feu du ciel, c'est un trait commun et c'est un reproche qu'on peut faire aux êtres humains. Et en même temps, il est certain que le contexte géopolitique de l'époque ne se prêtait absolument pas à ce type d'entreprise. Il a terminé sa vie sur un petit îlot du Pacifique. Il faut se souvenir que les Américains sont très présents, et d'ailleurs, que les expérimentations spatiales de la société fondée par Elon Musk ont commencé là. Donc, je pense qu'il y avait une sorte de dépit, d'amertume de la part de Lutz Kayser, qui n'a jamais voulu comprendre pourquoi les grandes puissances s'étaient opposées à lui, ou avaient fait une espèce de mur contre lui.

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