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«Énormément de chagrin, de larmes, de sang»: ce qu’il reste de Gaza, selon un chirurgien de MSF

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Alors que l'offensive israélienne sur la ville de Gaza pousse des milliers de personnes à fuir une nouvelle fois, l'armée israélienne annonce l’ouverture d’une nouvelle route pour évacuer les habitants vers le sud. Des gazaouis forcés de partir mais aucun n'endroit n'est sûr dans l'enclave palestinienne, en très grande partie détruite par la guerre. Les zones dites humanitaires ne sont ni sûres ni équipées pour accueillir des déplacés supplémentaires. Un hôpital pour enfants a été attaqué la nuit par l'armée de l'air israélienne, ce qui a interrompu leur traitement. Le témoignage de François Jourdel, chirurgien orthopédiste français qui rentre d'une seconde mission dans les hôpitaux de Gaza avec l’ONG Médecins sans frontières. 

Des infrastructures pulvérisées par les bombardements israéliens dans le nord de la bande de Gaza.
Des infrastructures pulvérisées par les bombardements israéliens dans le nord de la bande de Gaza. © Leo Correa / AP
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RFI : Vous rentrez tout juste de Gaza où vous avez travaillé pour l'ONG Médecins sans frontières (MSF). Ce n'était pas votre premier séjour. Qu'est-ce qui a changé sur place depuis votre dernier passage à Gaza ?  

Alors c'est vrai que je suis allé à Gaza en novembre 2023. Ça va bientôt faire deux ans. C'était donc au tout début de la guerre et du conflit. Et maintenant, presque deux ans après, ce qui est frappant, c'est la destruction quasi totale de la bande de Gaza.

En fait, on est choqué d'entrée au passage de la frontière parce qu'on traverse une zone qui correspond à un no man's land : un champ de bataille, une zone où l'armée israélienne a détruit systématiquement tous les édifices et on ne voit plus que quelques pans de murs. Ça, c'est pour ce qui concerne un petit peu le décor. Il n'y a plus de végétation, plus d'habitations, c'est du sable et des restes de roches, de maisons.

Et puis quand on arrive et qu'on rencontre les personnes qu'on avait rencontrées deux ans plus tôt, on est frappé par l'état de fatigue, l'état d'amaigrissement des personnes qu'on a connues deux ans plus tôt. On voit sur eux, sur leurs visages et sur leurs corps. La fatigue, la dénutrition aussi probablement.  

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Et comment vit-on justement là, dans ce champ de bataille que vous nous décrivez ?  

Alors, il y a des zones qui sont des « no man's land », c'est-à-dire que ce sont des zones où il est interdit à la population de résider, et puis les dernières zones qui restent – qui se réduisent comme peau de chagrin, dans le sud de la bande de Gaza –, ce sont des zones où il reste quelques bâtiments, quelques maisons, mais il y a là aussi des édifices complètement effondrés. Donc, on sent bien que même dans cette zone dite « humanitaire », des bombes tombent. Et de toute façon, on le vit, nous, au quotidien. C'est-à-dire qu'on est dans la zone de Deir el-Balah et de temps en temps la bombe tombe à un kilomètre de chez nous, donc en pleine zone humanitaire.

Il y a des gens qui ont la chance d'avoir encore un toit, alors en général, ils sont des familles entières dans une pièce qui doit faire 20 mètres carrés, et ils sont tous les uns sur les autres. Ils ont quand même la chance d'avoir un toit. La plupart des Palestiniens vivent dans des tentes.

Comment on vit dans ces tentes ? On dort par terre. Il y a des rats. Il y a des mouches. Comme il n'y a pas de sanitaires, vous imaginez un peu toute la vermine qui a sur le sol. Et puis il faut trouver de l'eau. Et l'eau des puits est saumâtre. Elle n’est pas potable. Donc, le quotidien d'une famille palestinienne, c'est le quotidien de tout le personnel qui travaillait avec nous. C'est une lutte constante pour survivre en fait.  

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Ce qui rend d'autant plus inquiétante l'offensive terrestre qui a été lancée par l'armée israélienne dans la ville de Gaza. Vous, médecins, qu'est-ce que vous avez observé comme blessures chez les patients que vous soignez ?  

Alors, ce sont des blessures dites de « guerre », déjà depuis novembre 2023, mais toujours là, maintenant. Ce sont des gens qui ont reçu des éclats d'obus, d'explosifs, de drones. C'est des morceaux de métal qu'on trouve dans le corps des patients ; ce sont des corps mutilés avec des larges plaies ; ce sont des gens qui ont des membres fracturés, ouverts, dépourvus de sensibilité au niveau de la jambe ou au niveau de la main – donc ça, ce sont des plaies par balles –. Après, ce sont aussi des gens qui ont été écrasés sous les décombres d'un immeuble. Donc, ce sont des gens qui, souvent, on est obligé de les amputer. C'est ce qu'on appelle un crush syndrome [ou syndrome d’écrasement, NDLR], ce sont les gens qui ont été broyés et dont les tissus ne sont plus vivants.  

Et il reste de quoi les soigner ces personnes ? 

Alors, on les soigne avec ce qu'on a et les moyens du bord. On n'a malheureusement pas tout le matériel nécessaire pour les soigner. Je pense à des plaies nerveuses par exemple, ça nécessiterait de pouvoir réparer les nerfs au microscope, ça, ce n'est pas possible. Et puis ça nous prendrait trop de temps parce qu'on a énormément de patients tous les jours à opérer – entre dix et quinze ! Et si on passe quatre heures sur un patient, c'est au détriment des autres et ça, ce n'est pas évident.  

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François Jourdel, j'ai une dernière question. Vous le disiez tout à l'heure, ça fait quasiment deux ans que ça dure. La situation ne fait qu'empirer. Que ressentez-vous, vous, en tant que médecin, face à une telle impasse et face à des drames d'une telle ampleur ?  

On ne peut avoir que de l'empathie et du chagrin pour eux. Parce qu'après deux ans, c'est quand même des gens qu'on a côtoyés, avec qui on a partagé des choses, on a discuté de nos familles. Ce sont des gens comme vous et moi, donc on partage leurs peines et on voudrait les réconforter à notre départ en leur disant : « ça va aller mieux, on sera contents de te revoir ».

Mais, il y a tellement peu de perspectives que c'est extrêmement douloureux de les quitter parce qu'on ne sait pas du tout quel sera leur sort, eux non plus ne le savent pas et je crois que personne ne le sait. Et ça rend le départ extrêmement douloureux. Et alors moi, je garde contact encore un petit peu via WhatsApp, mais c'est pour moi encore plus d'inquiétude et de stress. Je suis ça [la situation à Gaza, NDLR] au jour le jour, mais voilà, c’est énormément de chagrin, de larmes, de sang, voilà ! 

Vous y retournerez quand même ?  

Moi, j'aimerais beaucoup y retourner parce que j'ai vraiment envie de continuer à les aider. Et vraiment, il faut le faire. Enfin, il faut, ils le méritent. Et voilà. Donc j'ai très envie d'y retourner. Après, il faut que je compose aussi avec ma famille, mon travail. Ce n'est pas toujours évident. Il faut libérer du temps et c'est quand même pas simple quand on a une activité déjà dans un hôpital à temps plein, donc toujours difficile. C'est beaucoup de stress pour toute la famille et voilà. Donc ce n'est pas si évident.  

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