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Quel impact des élections européennes et américaines sur les conflits à Gaza et en Ukraine?

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Israël a prévenu que la guerre contre le Hamas dans la bande de Gaza allait se poursuivre « tout au long » de l'année 2024, après une nuit du Nouvel An marquée par des frappes incessantes sur le territoire palestinien assiégé et des tirs de roquettes sur Tel-Aviv. L’escalade entre Kiev et Moscou se poursuit aussi, le président ukrainien a promis dans ses vœux de Nouvel An de « ravager » les forces russes qui ont envahi son pays il y a bientôt deux ans. Comment ces conflits pourraient-ils évoluer dans les mois qui viennent ? L’analyse de Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po. Auteur de « Pour une approche subjective des relations internationales » chez Odile Jacob.

Cette photographie prise le 1ᵉʳ janvier 2024 montre un Palestinien marchant sur les décombres d'un bâtiment effondré à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, après un bombardement israélien.
Cette photographie prise le 1ᵉʳ janvier 2024 montre un Palestinien marchant sur les décombres d'un bâtiment effondré à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, après un bombardement israélien. AFP - -
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RFI : Concernant le premier de ces deux grands conflits sur lequel s’ouvre 2024, la guerre en Ukraine, où Kiev semble aujourd’hui sur la défensive après l’échec de sa contre-offensive et les craintes qui pèsent désormais pour son approvisionnement en armement, comment voyez-vous les choses pour 2024 ?

Bertrand Badie : Sous forme interrogative. Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir, mais on constate qu’il y a eu, en fait, deux guerres d’Ukraine. Une guerre qui a été splendidement remportée par le peuple ukrainien, qui a empêché cette annexion voulue de l’Ukraine par la Russie. Et puis, depuis plusieurs mois, depuis presque un an, une guerre de position qui, là, change un peu la donne, puisqu’on voit une ligne de front se stabiliser et d’aucuns craignent le dessin de la future frontière qui, dans une tractation ultime, marquerait la séparation nouvelle de la Russie et de l’Ukraine. Alors l’enjeu de 2024, c’est la gestion de ce phénomène qui est craint à Kiev, qui est craint aussi dans beaucoup de capitales occidentales. Est-ce que cette guerre de position va peu à peu amener vers une sorte de cessation de fait des hostilités – qui arrangerait le Kremlin, puisqu’il en retirerait le bénéfice de 20% du territoire de l’ancienne Ukraine – ou est-ce que Kiev pourra renverser les choses ? C’est très difficile à prévoir. On voit que l’Ukraine se lance dans des opérations destinées à dépasser cette guerre de position, on l’a vu à travers notamment la frappe de ce bâtiment russe en mer Noire, on le voit aussi à travers les récents bombardements sur le territoire russe, on le voit également par la volonté de relancer la question politique des territoires conquis par la Russie. Cela dépendra bien sûr de l’évolution du soutien que les Occidentaux peuvent apporter à l’Ukraine, ça dépendra aussi de l’évolution des opinions publiques : on sent une fatigue, une lassitude, un malaise dans la société ukrainienne. Est-ce que ce malaise peut rectifier ce que la première partie de la guerre avait établi ? C’est la grande question.  

Au sujet du conflit au Proche-Orient, certes très différent de la guerre en Ukraine, quelles évolutions pourrait-il connaître dans les prochains mois, sachant que pour le moment tout paraît bloqué...

Oui, mais bloqué avec une violence et, je dirais, une dynamique d’une tout autre nature. Il faut quand même voir qu’en l’espace de deux mois et demi, les bombardements des populations civiles sur Gaza ont fait deux fois plus de morts dans la population civile que les bombardements russes sur l’Ukraine pendant près de deux ans. On voit que la violence est bien supérieure et contrairement à l’Ukraine, dont je faisais état il y a quelques instants de la nature un peu figée des données actuelles, on sent au contraire au Proche-Orient plein d’incertitudes liées à une extraordinaire mobilité de ce conflit – entre ce qui se passe en mer Rouge, ce qui se passe à la frontière israélo-libanaise, ce qui se passe en Cisjordanie, qu’on a tendance à oublier et qui est important, ce qui se passe, et que l’on laisse de côté aussi, dans les capitales et les grandes villes du monde arabe où il y a une expression de plus en plus forte d’un soutien à la population palestinienne. Tout ça sont des forces dynamiques qui peuvent changer la donne très très vite et qui peuvent, aussi, entraîner toute une série de conséquences, on l’a vu encore hier, où l’armée américaine a été directement impliquée en mer Rouge dans une attaque contre un conteneur de la société Maersk, qui était attaqué par les Houthis. Donc, là, nous sommes, contrairement à l’Ukraine, dans une situation d’instabilité, de fluidité continue : chaque jour peut apporter des rebondissements et ces rebondissements peuvent avoir une conséquence incalculable, d’autant que la communauté internationale a quand même assez largement montré son indifférence et quand il y a indifférence à l’extérieur, effectivement, les mouvements à l’intérieur de ce foyer de conflit sont d’autant plus intenses et d’autant plus libérés.  

Dans un cas comme dans l’autre, que ce soit la guerre en Ukraine ou la guerre au Proche-Orient, il y a un événement majeur qui se profile à l’horizon durant cette année 2024, c’est la présidentielle aux États-Unis au mois de novembre prochain. Peut-elle avoir un impact crucial dans les deux conflits ?

J’aurais tendance à vous faire une réponse partagée, vous dire oui et non en même temps. Je commencerai par le « non », parce qu’on sous-estime la force de résilience des politiques étrangères. Vous savez, on ne change pas une politique étrangère aussi facilement qu’on le croit, et même, on a un peu tendance à caricaturer la présidence trumpienne qui s’est distinguée des autres présidences américaines par des gestes symboliques spectaculaires – retrait d’organisations internationales, déplacement de l’ambassade des États-Unis en Israël, et bien d’autres choses, dénonciation du traité sur le nucléaire iranien – mais jamais, il n’y a eu de changements réels dans l’orientation de la politique étrangère américaine sauf, disons, une volonté, mais déjà amorcée du temps d’Obama, de retrait par rapport aux grands conflits mondiaux. Que ce soit Trump ou que ce soit Biden, c’est la même chose, même si Biden est sensible à cette gauche démocrate qui appelle de plus en plus à, sinon un soutien aux Palestiniens, du moins davantage de neutralité – on l’a vu notamment dans les votes récents au Conseil de sécurité. La diplomatie américaine ne change pas. Ça, c’est le côté stabilité plus fort qu’on ne le dit et que les commentateurs n’ont pas coutume de le dire. Il y a maintenant, bien sûr, des éléments d’évolution parce que le trumpisme, ce n’est pas un fait de conjonctures, ce n’est même pas un fait imputable aux frasques d’un homme, c’est l’expression profonde d’une société américaine lassée d’interventions, d’une société américaine qui trouve que, décidément, la mondialisation n’a pas tourné à son avantage et que toutes les interventions extérieures, depuis le Vietnam jusqu’à l’Afghanistan, se sont traduites par des coûts énormes, humains et matériels, et des résultats plutôt négatifs. Et donc, bien sûr que l’élection de Donald Trump va, si elle se fait, marquer un renforcement de cette volonté de rester le maximum en dehors, ce qu’on appelle l’America first. Mais pour autant, je ne pense pas que le nouveau président qui serait alors élu bouleverserait la politique étrangère américaine, je ne suis même pas sûr qu’il « abandonnerait » la cause ukrainienne, simplement, effectivement, les choses seraient plus difficiles pour Volodymyr Zelensky et pour le peuple ukrainien, l’obtention de soutiens nouveaux risquerait d’être plus dure.

À propos de l’Ukraine, justement, il y a un autre rendez-vous crucial en 2024, ou en tout cas qui semble l’être, ce sont les élections européennes du mois de juin prochain. Là aussi, en fonction du résultat, les choses ne seront peut-être plus les mêmes ensuite ?

Là aussi, j’ai tendance, et pardonnez-moi, de dire oui et non. Vous savez, les élections européennes ont essentiellement une valeur de photographie, permettant de déterminer quel est l’état de l’opinion européenne, et encore que cet état soit un peu faussé par le fait que les électeurs, lorsqu’ils se rendent aux urnes pour ces élections, savent que ce n’est pas le gouvernement de leur pays qui est directement impacté donc ont tendance à avoir un vote d’humeur peut-être plus marqué que lorsqu’il s’agit d’élections nationales. Donc, il est fort à parier que l’extrême-droite en bénéficiera, que l’ultra-nationalisme s’en trouvera renforcé. Bien sûr que les élections européennes ont des effets institutionnels, ne serait-ce que pour la désignation de la future ou du futur président de la Commission européenne. Mais, fondamentalement, lorsqu’il s’agit de politique étrangère européenne, on reste dans les compétences du Conseil européen et donc la question de souveraineté nationale, et quand il s’agit de questions intérieures à l’Europe, et notamment des questions de nature économique, ce n’est pas tant l’orientation du Parlement que toute une série, je dirais, de contraintes techniques et de routines liées à la construction européenne qui font la décision. Donc, prenons ces élections comme un futur grand sondage, prenons-les pour une indication, ce n’est pas le sort ni la face de l’Europe qui s’en trouveront transformés.

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