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Amzat Boukari-Yabara: «Cheikh Anta Diop s'est intéressé à la viabilité d'une indépendance africaine à long terme»

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Le 29 décembre 1923 naissait l'un des grands intellectuels de l'histoire africaine : le Sénégalais Cheikh Anta Diop. Cent ans plus tard, de nombreux hommages lui sont rendus. La Revue d'Histoire Contemporaine de l'Afrique (RHCA) publie ainsi, dans son dernier numéro, un dossier consacré à ce penseur (disponible en accès libre sur Internet). Entretien avec l'un de ses coordinateurs, l'historien Amzat Boukari-Yabara, interrogé par Laurent Correau.

La statue de Cheikh Anta Diop, à Dakar.
La statue de Cheikh Anta Diop, à Dakar. RFI/Charlotte idrac
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Le dossier de la Revue d'Histoire Contemporaine de l'Afrique est disponible ici.

Quels sont les idées et les travaux par lesquels Cheikh Anta Diop a marqué l’histoire de la pensée au XXe siècle ?

Amzat Boukari-Yabara : Cheikh Anta Diop a marqué l’histoire de la pensée, notamment l’histoire africaine, en montrant en fait la continuité historique de l’histoire de l’Afrique. « Nations nègres et cultures », qui est publié en 1954, est présenté par Aimé Césaire comme le livre le plus brillant et audacieux qu’un intellectuel noir n’a jamais écrit. En 1966, il aura le prix de l’auteur noir le plus important de l’histoire du XXe siècle [lors du premier Festival mondial des arts nègres de Dakar]. C’est vraiment un historien qui a touché aux enjeux de langues, aux enjeux de sciences, aux enjeux de décolonisation des savoirs, avec une dimension visionnaire qui fait que, lorsqu’on célèbre son centenaire, on interroge effectivement l’actualité de sa pensée.

Ce qui est impressionnant dans cette figure de Cheikh Anta Diop, c’est l’ampleur de tous les savoirs qu’il a réussi à embrasser. Vous l’évoquiez à l’instant, il est parvenu à travailler sur les sciences dites dures, sur des sciences sociales très différentes : la linguistique, l’archéologie, etc…

Oui. Il fait partie des rares penseurs africains, ou même mondiaux, qui sont eux-mêmes une sorte d’institution. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que son nom a été donné à l’université de Dakar. Il a cette formation de littéraire, de scientifique, qui est aussi connectée à la nécessité, notamment dans le cadre de ses travaux sur l’Égypte, de maîtriser les enjeux de datation au carbone 14. Donc, c’est effectivement quelqu’un qui a travaillé avec des physiciens, qui a travaillé sur la question du nucléaire, mais en lien toujours avec la nécessité de se doter d’outils pour produire une histoire de l’Afrique qui soit décolonisée et indépendante.

Et quelle place Cheikh Anta Diop occupe-t-il dans la pensée panafricaniste ?

Cheikh Anta Diop occupe une place assez particulière parce qu’il ne s’inscrit pas dans les fameux pères de l’indépendance africaine. C’est quelqu’un qui s’intéressait beaucoup plus à la prospective qu’à l’invective, à l’anticipation qu’à l’activisme. Et donc c’est vraiment quelqu’un qui a pensé l’Afrique dans le temps long. Son ouvrage sur « Les Fondements économiques et culturels d'un État fédéral » pose déjà l’Afrique du XXIe siècle. Et c’est également quelqu’un qui s’est intéressé, non pas à la lutte de décolonisation en tant que telle, mais à la condition de viabilité d’une indépendance africaine.

Ce qui est peut-être moins connu dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop, c’est qu’il pense très tôt l’idée d’une renaissance africaine. Il est aussi visionnaire sur la place qu’une langue locale, comme le wolof, est amenée à prendre au Sénégal…

Effectivement, il est de ceux qui estiment que la renaissance africaine adviendra lorsqu’on saura faire de nos langues africaines des langues de sciences. Et dans son engagement politique parallèle donc à ses travaux scientifiques, il nous a expliqué la nécessité d’une scolarité obligatoire jusqu’à 15 ans et d’une alphabétisation dans les langues nationales qui seront ensuite diffusées dans les administrations. Donc, il parlait effectivement de l’outil linguistique comme moteur de la libération du génie africain.

Et c’est donc aussi un acteur politique de son pays, le Sénégal, un acteur politique opposé au président Léopold Sédar Senghor. Finalement, les années Cheikh Anta Diop nous montrent la part d’ombre aussi des années Senghor [de 1960 à 1980]…

Effectivement, Cheikh Anta Diop a créé plusieurs partis politiques -le Bloc des masses sénégalaises, le Front national sénégalais, le Rassemblement national démocratique-, qui ont tous subi la censure du régime de Léopold Sédar Senghor. Cheikh Anta Diop était un opposant farouche à Léopold Sédar Senghor. Et cette période a été marquée par une répression de toute forme d’opposition intellectuelle, politique ou syndicale vis-à-vis de la politique de Léopold Sédar Senghor, qui était directement liée à la préservation des intérêts français.

Cent ans après sa naissance, quelles sont les idées de Cheikh Anta Diop qui continuent à irriguer la pensée des intellectuels contemporains ?

La première idée, c’est que l’histoire est vraiment le moteur du changement social. Donc, il n’y a pas de déterminisme dans les travaux de Cheikh Anta Diop. Il montre qu’à partir du moment où l’on prend conscience de ses responsabilités, on peut faire changer l’histoire. Donc, ça c’est un premier élément important. Le deuxième élément, c’est la question des modes de gouvernance. On est dans une période où il y a beaucoup de bouleversements en Afrique de l’Ouest et on est un peu à la recherche de systèmes qui permettraient justement de mieux répondre aux enjeux des sociétés africaines. Et c’est en cela qu’il a une actualité très importante. Il y a un troisième élément, je pense, qu’il faut souligner, c’est la question du transfert de technologies. Lorsque le laboratoire de datation au carbone 14 est installé à l’Ifan [Institut fondamental d'Afrique noire] de Dakar, c’est le premier grand transfert de technologies d’un pays du « Nord » vers un pays du « Sud », parce que cette question est essentielle, notamment au niveau des universités africaines qui ont besoin de se doter de tous les outils pour réellement compétir au niveau scientifique et au niveau international.

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