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Sénégal: «Il y a un accord entre la coalition au pouvoir et le PDS pour le report de la présidentielle»

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Le Sénégal est entré dans une nouvelle période de crise, depuis l'annonce par Macky Sall du report de l'élection présidentielle à une date indéterminée. Pour justifier ce report très contesté, le président a invoqué l'existence d'un conflit ouvert entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel. À quel point ce qui se passe aujourd'hui réveille le souvenir des mobilisations de la fin des années Wade ? Le chercheur Papa Fara Diallo est maître de conférences en sciences politiques à l'université Gaston-Berger de Saint-Louis.

Des partisans de l'opposition lors de manifestations à Dakar suite au report de l'élection présidentielle sénégalaise, le 4 février 2024.
Des partisans de l'opposition lors de manifestations à Dakar suite au report de l'élection présidentielle sénégalaise, le 4 février 2024. © AFP - SEYLLOU
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RFI : Papa Fara Diallo, des manifestations dispersées, une plénière de l’Assemblée nationale à haut risque, une proposition de loi constitutionnelle hautement polémique : est-ce que le Sénégal revit d’une certaine manière la contestation du 23 juin 2011, à la fin des années Abdoulaye Wade ?

Papa Fara Diallo : Oui, le Sénégal est en train de vivre des moments sombres de son histoire politique. Ce qui s’est passé le 23 juin 2011 était très grave, mais ce qui se passe en ce moment est encore plus grave, parce que pour la première fois dans l’histoire politique du Sénégal, le président de la république décide de ne pas respecter le calendrier électoral, décide d’annuler tout bonnement et tout simplement l’élection présidentielle en abrogeant le décret qui convoquait le corps électoral.

L’autre élément de comparaison qu’on peut avancer, c’est qu’en 2011, il n’y avait pas une restriction des libertés publiques comme on le connait aujourd’hui sous le régime de Macky Sall. En 2011, devant l’Assemblée nationale, le président Wade avait autorisé l’opposition, comme la majorité, à organiser des manifestations devant l’Assemblée. Et depuis 2012, quasiment aucune manifestation n’est tolérée devant l’Assemblée nationale et aux abords de Dakar-Plateau, ce qui témoigne d’une volonté de restriction des libertés.

Au cœur de la crise actuelle, il y a donc l’annonce du report de l’élection présidentielle par le président Macky Sall. Le Parti Démocratique Sénégalais a été très engagé dans cette démarche de report… On comprend que le PDS fasse tout pour permettre à son candidat, Karim Wade, de se présenter à la présidentielle, mais comment expliquez-vous que la majorité présidentielle, Benno Bokk Yakaar, soit venue ainsi au secours de Karim Wade ?

Cette initiative des députés du Parti Démocratique Sénégalais et de ses alliés a été fortement appuyée par la majorité au parlement, Benno Bokk Yakaar. Cela montre qu’il y a un accord entre Benno Bokk Yakaar et le parti démocratique sénégalais, pour qu’il y ait un report de l’élection présidentielle, pour permettre, dans le cadre d’un dialogue hypothétique que le chef de l’Etat a annoncé, de rebattre les cartes pour que Karim Wade puisse compétir, et deuxièmement, pour permettre au président de la république de se réorganiser. Si la majorité était sûre de remporter l’élection présidentielle, soyez sûr que le chef de l’Etat n’aurait pas songé à repousser l’élection présidentielle. Donc cette alliance contre-nature, à mon avis, qui se joue au sein du parlement pour mettre en place une commission d’enquête parlementaire, et proposer une loi constitutionnelle qui pourrait prolonger le mandat du chef de l’Etat pour six mois ou un an, c’est une combine politique entre deux formations politiques qui cherchent à gagner du temps. Je ne vois pas juridiquement comment on peut prolonger un mandat qui dure cinq ans et qui a été sanctuarisé avec une clause d’éternité dans la constitution.

Que nous dit cette crise des tensions au sein de la majorité présidentielle ?

On a voulu nous faire croire qu’il y a une crise institutionnelle au Sénégal. Il n’y a pas de crise institutionnelle, s’il y a une crise, c’est au sein de Benno Bokk Yakaar. Déjà, depuis que le président Macky Sall a annoncé qu’Amadou Ba serait le candidat de la majorité, il y a eu beaucoup de défections. Même après avoir choisi le candidat Amadou Ba, Premier ministre actuellement, il y a jusqu’à présent des ministres du gouvernement, des responsables de la coalition Benno Bokk Yakaar au pouvoir, qui ont ouvertement critiqué le choix du président de la république. Ils ont annoncé clairement qu’il n’allait pas le soutenir. Donc c’est tous ces problèmes-là combinés qui font que le président de la république a compris que son camp était dans une mauvaise posture pour aller à cette élection présidentielle, et qu’il lui fallait gagner du temps pour pouvoir réorganiser ses troupes au sein de la coalition Benno Bokk Yakaar et choisir probablement un nouveau candidat qui pourrait avoir des chances de gagner l’élection. Ce qui témoigne de cette crise manifeste au sein de la coalition Benno Bokk Yakaar, c’est que c’est le Premier ministre Amadou Ba, candidat de la majorité au pouvoir, qui est accusé, par le PDS, d’être le corrupteur de deux juges du conseil constitutionnel, et paradoxalement, la quasi-totalité des députés de la majorité Benno Bokk Yakkar ont soutenu cette initiative parlementaire du PDS pour enquêter sur ces accusations de corruption.

A l’entame de cette interview, je vous interrogeais sur la contestation du 23 juin 2011, est-ce que Macky Sall peut reculer aujourd’hui comme Abdoulaye Wade avait reculé à l’époque ?

On l’espère, mais le président Macky Sall nous a habitué à ne pas reculer. La répression brutale [de ce dimanche] avec beaucoup de leaders qui ont été arrêtés, cela montre que le président de la république n’est pas dans la logique de reculer, comme le président Wade l’avait fait en juin 2011, ce qui avait permis de calmer le jeu politique et d’aller vers une élection présidentielle qui a consacré la seconde alternance au Sénégal.

On se dirige vers un bras de fer selon vous ?

Oui, c’est clair, on se dirige vers un bras de fer. Il me semble que les opposants et beaucoup d’organisations de la société civile sont en train de s’organiser. Ce qui avait calmé les ardeurs en termes de contestation, c’était la déclaration du président Macky Sall de ne pas briguer une troisième candidature. Cette déclaration qui consiste à annuler le processus électoral va remettre en jeu l’ensemble des forces vives de la nation qui veulent redorer le blason de la démocratie, et reconquérir les libertés démocratiques.

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