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Au Sénégal, la proposition de «changer le mode de gouvernance» a emporté l’adhésion des électeurs

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En votant dimanche dernier dans son village natal, Bassirou Diomaye Faye a promis « la rupture ». Alors qu'est-ce qui va changer, maintenant qu'il vient d'être élu président du Sénégal ? Y aura-t-il une nouvelle monnaie ? Y aura-t-il des renversements d'alliance ? Mamadou Lamine Sarr enseigne les sciences politiques à l'université numérique Cheikh-Hamidou-Kane de Dakar. En ligne de la capitale sénégalaise, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier. 

Les partisans de Bassirou Diomaye Faye en liesse, dimanche 24 mars à Dakar, alors que la perspective d'une victoire du candidat d'opposition se profilait au Sénégal.
Les partisans de Bassirou Diomaye Faye en liesse, dimanche 24 mars à Dakar, alors que la perspective d'une victoire du candidat d'opposition se profilait au Sénégal. AFP - MARCO LONGARI
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RFI : Mamadou Lamine Sarr, êtes-vous surpris par cette victoire annoncée de Bassirou Diomaye Faye dès le premier tour ? 

Mamadou Lamine Sarr : Pas tout à fait. Les dernières tendances avant le scrutin nous laissaient un peu présager, n'est-ce pas, de cette victoire. On pouvait s'attendre peut-être à une victoire au second tour, mais cette victoire au premier tour n'est pas du tout surprenante au vu, justement, de la mobilisation générale de l'électorat. 

À cause du bilan de la majorité sortante ?

Oui, c'est un facteur explicatif effectivement, un bilan qui n'est pas satisfaisant aux yeux de nombreux Sénégalais. Le premier point, on a une accentuation des inégalités économiques et sociales. C'est une société où, de plus en plus, on a de grandes difficultés et une société où les gens vivent au quotidien le fait que les choses ne sont pas réparties de manière égale dans la population. Et ces inégalités, qui se sont incluses ces dernières décennies, notamment sous la présidence Wade et sous la présidence de Macky également, ont participé à ça. Et les gens, ils continuent à avoir de grandes espérances en matière de lutte contre les inégalités. Ça, c'est le premier point. Le deuxième point est plutôt relatif à la sauvegarde de nos institutions. Les Sénégalais sont des gens qui sont très attachés à leur culture politique, à leurs institutions, et, depuis l'alternance de 2000, les gens ont cette habitude-là, cette culture-là, de patienter, d'être endurant, je dirais même, dans l'épreuve, en se disant que l'élection présidentielle va arriver, ce sera l'occasion pour nous de renouveler ou bien d’exprimer notre volonté de changement ou autre. Et donc, quand on touche aux institutions, quand la séparation des pouvoirs n'est plus claire, quand le président est omniprésent, quand le Parlement ne joue plus son rôle, quand la société civile a un espace un peu plus réduit, à un moment, le peuple sanctionne. Et ça, ce n'est pas par rapport à Macky Sall, ça, tout président aujourd'hui qui passe aura ces questions-là. Et ces questions vont se poser justement au nouveau président, monsieur Bassirou Diomaye Faye.

Est-ce qu'on peut dire qu'après 40 ans de socialisme, avec Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, et 24 ans de libéralisme de droite, avec Abdoulaye Wade et Macky Sall, on revient à une période socialiste ?

C'est difficile d'avoir cette lecture-là au Sénégal parce que je ne sais pas si Abdoulaye Wadeétait tout à fait libéral. Peut-être... Et je ne sais pas si Macky Sall l'était également. Donc, c'est difficile d'avoir cette lecture qu'on a en Occident, par exemple, entre libéraux, socialistex, sociaux-démocrates et cetera. La lecture qu'on peut par contre avoir, c'est qu'on a en face de nous un président et ses amis qui sont donc, en particulier, Ousmane Sonko et les autres de la grande coalition, qui, à mon avis, ont compris les attentes des jeunes en matière de panafricanisme, d'intégration régionale, d'intégration continentale, en matière de relation avec les plus anciennes puissances coloniales, notamment la France. Tous ces grands enjeux-là, les jeunes se l'approprient. Donc, je ne pense pas que cette lecture-là puisse se faire, mais ce qui est sûr, c'est que c'est une rupture, effectivement, entre Senghor et Abdou Diouf d'une part, Wadeet Macky Sall d’autre part, ça, c'est une évidence, oui.

Sur le plan tactique, est-ce que les atermoiements de Macky Sall, ces dernières semaines, quand il a voulu reporter la présidentielle à la fin de l'année, ça a compté dans le vote des Sénégalais ?

Oui, tout à fait. Fondamentalement, je pense que ça a été l'élément déclencheur. Autant quand, par exemple, Ousmane Sonko a été emprisonné, il y a eu quelques heurts, les gens se sont dits, on va attendre l'élection, mais autant, lorsque le président a pris la décision, le 3 février, de reporter les élections, là, pratiquement tous les acteurs, ça va de la société civile aux syndicats, aux universitaires que nous sommes, aux jeunes, l'ensemble pratiquement de la couche sociale et politique du pays s'est opposé à ce report-là. Et je pense que le président ne s'attendait pas, peut-être, à ça. Et les Sénégalais l'ont fait, mais ils l'ont fait toujours dans le respect de la culture démocratique. Ça a toujours été quelque chose de fondamental pour les Sénégalais de revendiquer cela dans la paix, pour ne pas envenimer la situation. Et, à un moment donné, même le camp du pouvoir, à mon avis, était perdu dans ce bouleversement politico-judiciaire.

D'autant, peut-être, que Macky Sall a donné l'impression de vouloir changer de dauphin et peut-être de ne pas garder Amadou Ba comme dauphin de Benno Bokk Yakaar.

Oui, moi, personnellement, j'ai toujours cru que la première erreur, c'est facile de dire ça maintenant mais moi je l'ai toujours perçu ainsi, la première erreur du camp présidentiel, c'est d'avoir confié le choix du dauphin au président. Je pense qu’il fallait organiser des primaires au sein du parti pour avoir la légitimité de la personne qui allait représenter le parti et faire un bloc derrière lui. Mais dès que le président a fait le choix d’Amadou Ba, on a eu tout de suite les premières divisions au sein même du bloc Benno Bokk Yakaar. Et on n’a pas senti, peut-être, dans les derniers jours de campagne, que le président ou bien que la mouvance présidentielle était tout à fait à 100% derrière le candidat Amadou Ba. Maintenant, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Personnellement, je ne le pense pas, mais la réalité, elle est là, la base du groupe Benno Bokk Yakaar n'a pas su, à mon avis, apporter le soutien qu'il fallait à monsieur Amadou Ba.

La consigne de vote du PDS de Karim Wade en faveur de Diomaye Faye, c'était vendredi 22 mars, ça a pesé dans le vote ou pas ?

Pour répondre à cette question-là, moi je préférerais attendre un peu pour voir les zones où le Parti démocratique sénégalais fait historiquement des scores dans certaines zones urbaines comme à Dakar ou dans les grandes villes du pays, Thiès et cetera, dans quelques couches rurales également, mais je pense que, même si le PDS avait apporté son soutien à Amadou Ba ou s'était abstenu, et cetera, je pense que le camp Diomaye aurait quand même eu la victoire, peut-être pas dans les marges d’aujourd'hui, mais aurait quand même eu la victoire. Parce que, encore une fois, c'est un sentiment, c'est une volonté affichée vraiment de la population dans son ensemble, en particulier encore les jeunes, de vouloir bouleverser, de vouloir changer les choses. Je pense que le PDS a bien fait de s'aligner, en tout cas, pour monsieur Diomaye.

Alors, les Sénégalais ont exprimé leur rejet de la politique de Macky Sall et de son Premier ministre. Mais il y avait 15 autres candidats de l'opposition et pas n'importe qui : Khalifa Sall, Idrissa Seck... Pourquoi ont-ils porté leur choix sur Diomaye Faye ?

Parce que, par exemple, les deux que vous avez cités, les gens les perçoivent entre guillemets comme « les gens du système », comme des gens qui étaient là, qui ont toujours gravité autour du système étatique, qui ont été à des responsabilités, mais qui n'ont pas mené le pays là où la population espère que ce pays soit. Donc, vous avez comme ça des candidats, effectivement, malgré leur expérience, malgré leur connaissance peut-être de l'État, du fonctionnement de l'État, les jeunes n'ont pas fait de ces critères-là quelque chose de déterminant. Et ça, je pense que l'élite politique est en complet déphasage souvent avec la jeunesse. Ces questions d'expérience, et cetera, les jeunes n'ont pas fait de ça un point important. Pour eux, c'était un changement et ce changement-là devait être porté, voire même par quelqu'un qui n'a jamais été dans les arcanes du pouvoir. Et donc, les Khalifa Sall, Idrissa Seck, Thierno Alassane Sall et cetera ont perdu en tout cas l'élection, entre autres, à cause de ce point-là.

Du côté de Benno Bokk Yakaar, Amadou Ba a essayé de jouer sur la peur des Sénégalais face aux violences générées par les manifestations de 2021 et 2023. Il a traité Diomaye Faye et Ousmane Sonko d'aventuriers, de populistes. Pourquoi ça n'a pas marché ? 

Mais parce que ce discours-là, ça fait quelques moments que les Sénégalais l'entendent de la part des cadres du pouvoir et donc ce n'est pas tout à fait la vérité. Ça serait trop simpliste de dire qu’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye sont des aventuriers, et cetera. Et il y a certains jeunes, quand on a l'occasion de discuter un peu avec nos étudiants, de participer à certaines manifestations, certains vous disent même qu'ils préfèrent cela. C'est-à-dire que c'est un rejet complet du système actuel qui fait que les jeunes vous disent « nous avons besoin de quelqu'un qui n'a jamais été au pouvoir, qui n'a jamais touché à tout ça, dont les droits ont été bafoués, qui nous ressemble, qui sait nous parler ». Et donc, tout cela a contribué justement à fortifier l'assise de ces deux-là. Il faut rajouter qu’eux aussi, ils ont mis en place une stratégie également électorale depuis maintenant quelques années, qui a fonctionné, qui a marché parce qu'ils savent les enjeux et donc, à mon avis, ça a contribué à la victoire du candidat Bassirou Diomaye Faye.

Quel est, dans le programme de l'ancien parti Pastef, le point le plus fort qui a emporté l'adhésion des électeurs ?

Fondamentalement, c'est la proposition de changer le mode de gouvernance. Ça, c'est quelque chose auquel l'électorat tient. C'est en changeant le mode de gouvernance, en apportant des modifications très importantes sur comment l'État est géré, qui gère l'État, qu'on va s'attaquer à de grands maux de la société sénégalaise, la corruption, les inégalités économiques et sociales, les fameuses transhumances politiques, et cetera. Donc, la manière dont les deniers publics sont gérés.

Et peut-être aussi un meilleur partage des revenus à venir, du gaz et du pétrole…

Oui, ça englobe cela. C'est-à-dire que dans cette gouvernance-là, c'est une répartition des ressources ou des fruits issus de ces ressources-là, que ce soit le pétrole ou le gaz, mais pas seulement. Dans le domaine agricole, dans le domaine foncier, on a eu de grands scandales également dans ces dimensions-là. Le foncier hors de Dakar, par exemple. Le domaine agricole, l'élevage, la question de la pêche, par exemple, avec les pêcheurs qui accusent l'État sénégalais d'avoir donné certaines autorisations, certains permis, à des groupes étrangers pour pouvoir pêcher dans les eaux sénégalaises. Toutes ces questions-là sont liées à justement cette gouvernance de l'État du Sénégal qui est le point d’ancrage à mon avis.

La promesse de quitter le franc CFA, ça a joué ou pas ?

Oui, ça contribue, mais fondamentalement les jeunes maintenant, qui sont nés lors des deux dernières décennies, par exemple, avec le discours anticolonial ou anti-néocolonial, avec le discours contre le franc CFA un peu partout en Afrique de l'Ouest, ce n’est pas seulement au Sénégal, adhèrent à cela. Mais les Sénégalais savent également qu’une sortie programmée du franc CFA ne se ferait pas du jour au lendemain, que ce serait quelque chose qui se ferait dans le temps, qui ne serait pas aussi facile que ça. Les Sénégalais sont assez conscients de ça, mais fondamentalement, la souveraineté monétaire est un élément extrêmement important pour l'électorat de monsieur Bassirou Diomaye Faye.

Et qu'est-ce qui va changer à votre avis dans la relation du Sénégal avec la France ?

Je pense que si le Pastef, en tout cas l'ex-Pastef, se tient à sa ligne, je pense que, dans les grandes lignes, il n’y aura peut-être pas de grands changements. On aura toujours des axes de coopération dans divers domaines. Ce qui va changer, c'est la relation parce qu'il y a d'autres acteurs qui sont présents, qui seront de plus en plus présents. Les puissances émergentes, les États-Unis d'Amérique, on peut citer d'autres États, et parce qu’également les Africains de l'Ouest en général sont demandeurs de cela.

Et la Russie ? Pensez-vous possible un renversement d'alliance au détriment de la France et au profit de la Russie ?

Je ne pense pas. Très sincèrement. Parce que ce n’est pas dans le programme du Pastef et il n’y a pas une grande alliance ou quelque chose qui a été manifesté par Bassirou Diomaye Fayeou bien par l'ex-Pastef ou par Ousmane Sonko de se rapprocher davantage de la Russie. Ce qui est revendiqué, c'est une plus grande diversification des partenaires économiques, politiques, diplomatiques du pays, ce qui est tout à fait légitime, on peut le comprendre, mais je ne pense pas qu'on puisse assister à un grand bouleversement, un remplacement, comme vous dites, de la France par la Russie, je ne pense pas à cela. Mais ce qui est sûr, c'est qu’une diversification, c'est une possibilité effectivement.

Si le candidat avait été Ousmane Sonko, est-ce qu'il aurait fait le même score ?

Très certainement. Je pense même plus, personnellement, parce que, quoi qu'on dise, il a une aura, il a une présence, il a une relation différente de Bassirou Diomaye Faye avec la population sénégalaise. Et je pense que, certainement, une partie de l'électorat serait beaucoup plus mobilisée, que des gens qui ont voté pour d'autres candidats allaient peut-être voter pour lui. Je pense qu'avec Ousmane Sonko, le score serait peut-être beaucoup plus élevé.

Et justement, que va devenir Ousmane Sonko ?

Ah ça, c'est la grande question ! Est-ce qu'il sera un Premier ministre, est-ce qu'il sera dans l'État, est-ce qu'il va se mettre de côté ? Mais vu la relation entre les deux, vu l'importance de l'un pour l'autre, ça ne serait pas surprenant de le voir à un poste assez stratégique, que ce soit dans le gouvernement, que ce soit en tant que conseiller, que ce soit si jamais par exemple l'Assemblée est renouvelée, est-ce que, si on va vers des élections anticipées pour le Parlement, est-ce que ce dernier étant élu sera président de l'Assemblée ? Tous les scénarios sont possibles, mais ce qui est certain, c'est qu'effectivement il y a de très, très fortes chances pour qu’Ousmane Sonko soit aux côtés de Bassirou Diomaye Faye, ce qui serait logique de toute façon.

 

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