Le grand invité Afrique

Guerre au Tigré: «Beaucoup de crimes restent à découvrir», leur «quantité et gravité sont énormes»

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Avec notre grand invité Afrique de lundi 22 juillet, nous revenons sur la guerre du Tigré. Le conflit a opposé cette région du nord de l’Éthiopie au pouvoir fédéral, allié de l’Érythrée voisine et de plusieurs régions éthiopiennes. Selon l’Union africaine, le bilan pourrait atteindre 600 000 morts, des experts soupçonnant un génocide. En mai 2022, une commission d’enquête sur le génocide au Tigré a été mise en place par le gouvernement régional intérimaire. Notre invité est Yemane Zeray, son directeur et professeur de Sciences politiques. Il répond à Sébastien Németh.

Yemane Zeray, directeur de la Commission sur le génocide au Tigré.
Yemane Zeray, directeur de la Commission sur le génocide au Tigré. © Sébastien Németh / RFI
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RFI : Yemane Zeray, qu’avez-vous pu documenter jusqu’à présent sur les crimes commis pendant la guerre du Tigré ?

Yemane Zeray : Nous avons pu obtenir des données claires sur 665 000 foyers. Des violences sexuelles sur 488 000 femmes de 15 ans et plus. Nous avons rapporté des dommages et des pertes pour plus de 47 000 entreprises et près d’un millier d’organisations, qu’elles soient religieuses ou encore des associations, etc. Nous avons pu couvrir plus de la moitié des entités privées et sociales enregistrées au Tigré.

Nous tentons d’analyser aussi les institutions gouvernementales, que ce soient les services sociaux, l’administration, les secteurs des services, de la sécurité, ainsi que les localités, nous avons pu couvrir 86 d’entre elles. Donc, nous avons tenté de toucher à tous les niveaux institutionnels.

Donc pour faire ce travail, nous avons identifié six types de dommages. Les atrocités humaines, les meurtres, les tortures, les disparitions forcées, les violences basées sur le genre qui ont été utilisées comme une arme. Ensuite, les dommages économiques. Puis les dommages sur les infrastructures de types routes, l’électricité, l’eau, etc. Les dommages sur les ressources naturelles, l’environnement, que ce soient nos sols, l’eau, la biodiversité, etc. Enfin, les dommages sur les valeurs sociales et le patrimoine.

Les chiffres que vous avancez sont très élevés. Comment décririez-vous l’échelle des crimes perpétrés au Tigré ?

La quantité et la gravité des crimes commis sont énormes. Ils sont d’une telle gravité, c’est inimaginable de faire ça au XXIe siècle. Le nombre de personnes touchées se compte en centaines de milliers. Les dégâts se chiffrent en milliards de dollars. Personne ne s’attend à ce que le Tigré se remette rapidement. Et il y a eu de telles atrocités commises… Nous savons qu’il peut y avoir des situations anormales. Les lois nationales et internationales existent pour ça. Mais là, presque toutes les lois et droits humains ont été violés, et le type de crimes commis pour certains n’avaient jamais été vus de par le monde. Et encore moins dans cette région où les communautés sont proches. De nombreux auteurs ont la même culture, ce sont nos frères et nos sœurs. Comment de tels crimes peuvent être commis par des gens que nous connaissons si bien ? Il faut trouver un mécanisme pour qu’une telle chose ne se reproduise pas.

On a des exemples de gens qui « tuaient » les morts [ils s’acharnaient sur les cadavres, NDLR], incendiaient les corps. Des cas de gens brûlant les parties génitales de femmes après les avoir violées. Le viol est déjà anormal, mais violer une femme par un groupe de plusieurs dizaines de personnes, la violer devant ses enfants, tuer son mari devant ses yeux, insérer des objets dans ses parties génitales, c’est inimaginable.

Qui sont les auteurs ?  

Beaucoup étaient des combattants. Des forces fédérales, police et armée… les forces Amhara que ce soit police, miliciens, les forces érythréennes, les forces Afar et même des soldats somaliens.

Il y avait une force de police régionale surtout dans le Sud.

Les forces tigréennes (TDF, Tigray Defense Forces) ont aussi été accusées de crimes. Avez-vous pu les documenter ?

Ça ne fait pas directement partie de notre mandat. Mais comme il y a eu des accusations, notamment des Nations unies, nous nous sommes penchés dessus… Les commandants TDF ne nient pas que des crimes ont été commis. Mais ils affirment que ce n’était pas systématique.

Ils nous ont transmis leur code d’éthique, et les mesures qu’ils ont pris contre les auteurs de crimes. Ils ont reconnu notamment qu’une trentaine de personnes avaient été exécutées. Donc, ils ont reconnu des crimes notamment en zone Amhara, comme des pillages, des viols et autres.

Mais c’était le fait d’individus isolé souhaitant se venger, ou pour l’appât du gain. Et les commandants ont tenté de limiter ces actes… Il faut rappeler que les TDF étaient en partie une force informelle, cela faisait partie d’une résistance populaire, beaucoup étaient des civils avant de s’engager, des ingénieurs, des docteurs, qui se sont retrouvés au front.

L’Union Africaine a déclaré que le bilan pourrait atteindre 600 000 victimes. Que pensez-vous de ce chiffre aujourd’hui ?

Je pense que c’est plus que ça. Parce que ce ne sont pas les combats directs entre les différentes forces qui ont fait le plus de victimes… Bien sûr, les affrontements ont fait plusieurs milliers de morts, mais ce qui a fait le plus de victimes, c’est la famine à cause du blocus imposé au Tigré. C’était totalement inédit, à 360 degrés autour de la région. Les Amharas, les Afars, nos voisins, sont nos frères socialement et politiquement. Si l’Érythrée nous déclare la guerre, ces régions auraient dû autoriser les populations à se réfugier. Mais ça n’a pas été possible. Les Érythréens sont socialement nos frères. Nous parlons la même langue. Pareil, si un conflit éclate avec les Amharas ou les Afar, l’Érythrée pourrait accueillir des réfugiés. Mais ça n’a pas été le cas. C’était un blocus à 360 degrés. Pendant des mois, le monde n’avait aucune idée de ce qui se passait ici. Nous étions coupés du monde. C’était totalement inédit.

Avec les preuves que vous avez rassemblées, pouvez-vous affirmer que les Tigréens ont été victimes d’un génocide ?

Oui. Mais, en tant que professionnels, nous n’avons pas encore diffusé de conclusion. Beaucoup de gens ici pensent qu’il s’agit d’un génocide, mais il faut pouvoir le prouver aux autres, à notre génération et à la communauté internationale. Pour cela, il faut des données précises. Et leur collecte doit respecter les normes internationales…

Au début de notre mandat, c’était très difficile, mais nous avons fait de notre mieux. On a rassemblé les données, en essayant de ne pas avoir d’obstacles. Nous n’avons pas terminé. Nous avons fini le volet « données socio-économiques », pour la reconstruction. Des organisations sont en train de valider ce volet. Elles ont donné un premier accord concernant nos méthodes de travail. Donc, nous sommes confiants que nos données concernant les autres volets de nos enquêtes seront à leur tour validées.

Nos enquêtes montrent que des crimes ont été commis à tous les niveaux, national et international, que ce soient des crimes de guerre, contre l’humanité ou un génocide : le génocide non seulement dans les actes, mais aussi dans les intentions…

Nous avons rapporté des crimes, nous avons aussi documenté une intention de commettre un génocide. Mais il faut pouvoir relier les deux. Nous avons des indices mais il faut encore du temps.

En tout cas, nous avons des preuves très concrètes et des données chiffrées qu’un génocide a été commis. Et, sans vouloir comparer les chiffres, on pourrait mettre cela en parallèle avec le Rwanda, par exemple…

Le Tigré a subi un blocus total, entraînant une famine, et il y a eu des méthodes calculées pour commettre les crimes.

Vous pensez qu’aujourd’hui encore, de nombreux crimes restent à découvrir ?

Oui, parce qu’il y a beaucoup de régions où nous n’avons pas pu aller. Mais des gens encore aujourd’hui parviennent à s’enfuir de ces zones et rapportent des atrocités commises. Par exemple, dans le Nord, environ 52 localités sont sous le contrôle des Érythréens. Des crimes y sont encore commis, notamment la famine. Ces populations restent inaccessibles aux ONG. Vous pouvez imaginer comment elles survivent. Dans l’Ouest, nous n’avons pas non plus accès. Ni le gouvernement fédéral ni les autorités tigréennes ne peuvent y aller. Donc, nous considérons qu’il faudra enquêter sur ces zones. Mais même des zones sous contrôle du Tigré, de nouveaux crimes sont encore découverts récemment, notamment des violences sexuelles.

Notre société est très conservatrice. Les femmes ne rapportent pas facilement les crimes dont elles sont victimes, même aux médecins. Ce n’est que lorsqu’elles souffrent beaucoup qu’elles sont contraintes d’aller à l’hôpital. Nous avons par exemple découvert que seules 20% des victimes se signalaient. Sur ces 20%, environ 45% ont contracté une MST, plus de 7% ont contracté le Sida, alors qu’avant la guerre le Tigré avait un taux inférieur à 1%. Vous pouvez imaginer l’impact sur les victimes, mais aussi sur la communauté. Plus de 20% ont avorté. Plus de 13% sont tombées enceinte suite à un viol. Donc, vous pouvez imaginer la crise que tout cela va entraîner sur les femmes, la communauté et ces enfants. Donc, il faut étudier aussi les conséquences qu’auront ces crimes dans le futur.

Quand est-ce que votre enquête sera terminée et quelles conséquences en attendez-vous ?

Je pense que nous aurons fini dans 4 mois. Ce sera un premier volume, car il y a des régions encore inexplorées. On pensait tout terminer en 6 mois, mais ce travail a pris beaucoup de temps. Au début, on ne se rendait pas compte de la nature très complexe des crimes, des défis matériels. Maintenant, nous avons une base, qu’il faudra compléter par d’autres enquêtes et que ce travail soit validé. Nous voulons que nos données reflètent la vérité.

Donc vous avez des défis techniques ?

Oui, il y a beaucoup d’obstacles, en termes de ressources, de professionnalisation du travail, d’équipements. Par exemple, des laboratoires. Il y a des soupçons d’utilisation d’armes interdites mais nous n’avons pas encore pu le prouver. Il y aussi des milliers de disparus et des centaines de fosses communes. Nous devons pouvoir certifier aux familles que leur fils ou leur fille a été tué. Il faut faire des tests ADN, faire de la médecine légale, nous n’en avons pas les moyens. Nos infrastructures médicales ont été détruites. Elles ne peuvent même pas gérer une maladie comme le paludisme.

L’anthrax, qui avait disparu depuis 30 ans, vient juste de revenir au Tigré, près de Mekele. Donc nos services médicaux n’ont pas assez de matériel, ils doivent gérer le quotidien. C’est pour cela que la communauté internationale doit utiliser notre rapport et mener aussi des enquêtes.

Vous attendez que justice soit faite après ce rapport ?

Oui, elle doit être rendue. Sinon, la paix ne tiendra pas. Des millions de gens ont été touchés par cette guerre. On ne peut pas différencier civils et combattants. Tout le monde est un survivant.

C’est mon cas aussi.

Tout le monde est perdant dans cette guerre. Tout le monde a sa propre histoire : du pauvre au millionnaire qui avait des enfants étudiant à l’étranger. Donc, nous parlons de millions de personnes touchées maintenant et pour des années encore.

La justice est là pour apaiser les individus, les familles, les communautés. La justice fera oublier la peur et vous permettra de revivre en paix, réduisant le risque de répétition et vous pourrez penser que vous pouvez vivre en paix avec vos voisins.

La justice est là pour empêcher la vengeance. Si on craint une vengeance, comment peut-on vivre en paix ? Donc, la justice doit l’emporter, pour que la prochaine génération puisse vivre en paix.

Faut-il juger tous les criminels ? Des personnes comme le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed ou le président érythréen Issayas Afewerki doivent-ils être poursuivis ? Et quel type de justice attendez-vous ?

Tous ceux qui ont commis des crimes devraient être jugés. Surtout les leaders qui ont laissé cette guerre se dérouler. Ils devraient être les premiers à être devant une cour, y compris Abiy Ahmed, Issayas Afewerki, même les leaders tigréens s’il est prouvé qu’ils ont commis des crimes. Car la justice est là pour permettre une paix durable pour les communautés du Tigré et alentours.

La justice, ce n’est pas simplement punir, ce n’est pas de la vengeance, c’est dire la vérité, et reconnaître les faits. Il faut juger pour apprendre aux prochaines générations, pour éviter que tout cela ne se reproduise. Donc, cela devrait commencer au niveau communautaire, avec une justice traditionnelle, menée par les survivants. Les communautés ont leurs propres mécanismes pour gérer ces problèmes.

Le Tigré doit vivre avec ses voisins, et il y a des liens. C’est à cause des échecs politiques qu’il y a eu la guerre et que les gens sont devenus fous. Donc, il faut une forme de justice traditionnelle. Mais il y a des crimes qui violé les lois nationales et internationales. Donc, des crimes ne peuvent pas être gérés par des tribunaux éthiopiens. Des choses anormales se sont passées.

La justice doit être rendue au niveau international, avec une enquête, en donnant des capacités et une exécution des procès.

Ensuite, des acteurs internationaux sont impliqués dans ces atrocités. Ces acteurs ne peuvent pas être gérés au niveau national. Il faudra aussi apporter des solutions durables à tous les niveaux. La communauté internationale pourra elle aussi tirer des leçons de ce qui s’est passé, trouver peut-être de nouveaux mécanismes. Plus de trente fois, le Conseil de sécurité s’est saisi de la question, mais rien n’a changé. Donc, les communautés internationale, nationale et locale peuvent apprendre du cas tigréen.

Est-ce qu’il y a des obstacles qui pourraient empêcher cette justice ? Est-ce que le politique tente d’influencer les enquêtes ?

Oui, dans trois domaines. D’abord, il faut un équilibre entre l’enquête et l’accord de paix. C’est délicat, car l’accord est là alors que tous les criminels présumés sont encore aux affaires. Donc, c’est un dilemme. Difficile d’agir dans ces conditions…

On craint que nos conclusions ne soient rangées au fond d’un tiroir. Et quand vous évoquez le besoin de justice, cela touche le processus de paix, et l’engagement des uns et des autres.

Ensuite, il y a l’accès. À cause des politiques, il y a beaucoup de régions qui nous sont inaccessibles.

Et troisièmement, au niveau international : aucun enquêteur international n’a pu venir. Très récemment seulement, la presse a pu entrer au Tigré. Donc, la politique est un obstacle. Mais il faut convaincre les gens, même ceux au pouvoir, même ceux qui ont du sang sur les mains, les convaincre que la justice est bonne pour leurs enfants, leurs communautés, s’ils veulent une société qui fonctionne en harmonie pour les générations futures.

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