Libye: la reconstruction de Derna s'opère «dans l'opacité totale sur l'origine des fonds», note Virginie Collombier
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C'était il y a un an jour pour jour. Au petit matin du 11 septembre 2023, des milliers d'habitants de Derna, au nord-est de la Libye, mouraient ensevelis ou noyés à la suite d'une tempête et de la rupture de deux barrages en amont de la ville. Officiellement, il y a eu 4 000 morts, mais les experts estiment que le vrai bilan dépasse les 14 000 morts. En juillet, 12 personnes ont été condamnées à de lourdes peines de prison. Et aujourd'hui, la ville se reconstruit, mais dans la plus grande opacité financière. Virginie Collombier est docteur en sciences politiques et professeur à l'université Luiss à Rome, en Italie. Elle répond à Christophe Boisbouvier.

RFI : En juillet dernier, le maire de Derna et 11 fonctionnaires ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir négligé l’entretien des deux barrages qui ont cédé, il y a un an. Est-ce que vous pensez que ce sont les vrais responsables qui ont été punis ?
Virginie Collombier : Une partie des responsables. En tout cas, des gens qui ont eu un rôle dans le défaut d’entretien, toutes les choses liées à l’entretien des infrastructures en Libye. Mais les personnes qui, effectivement, ont géré la crise, les responsables des forces armées, les groupes liés à la sécurité de la zone, n’ont pas du tout été impliqués. En particulier, des membres importants des Forces arabes armées libyennes, dirigées par Khalifa Haftar, qui ont géré la réponse à la crise, qui ont donné les ordres de confinement de la population, n’ont pas du tout été impliqués. Par ailleurs, il n’y a pas eu d’enquête indépendante… Ce que réclament les Libyens, un certain nombre d’associations de défense des droits, depuis une année déjà.
À la suite de cette catastrophe, le Parlement de Tobrouk, présidé par Aguila Saleh, a débloqué quelque deux milliards de dollars pour la reconstruction de la ville. Aujourd’hui, les autorités libyennes disent que plus 3 000 logements ont été mis à disposition et qu’on est à 70% du taux d’achèvement de tous les travaux. Est-ce que ce n’est pas une bonne nouvelle ?
Alors, ces chiffres sont difficiles à mesurer précisément… De fait, les gens qui sont sur le terrain reconnaissent qu’il y a un vrai effort qui a été entrepris en termes de reconstruction de logements, de ponts, de routes et que, par rapport aux critères libyens, cette reconstruction est assez rapide. C’est une bonne nouvelle. En revanche, il faut quand même regarder cela de très près. On a une opacité et une absence totale de transparence sur l’origine des fonds qui servent à cette reconstruction. Il ne faut pas oublier que la Libye est un pays qui, institutionnellement, est divisé entre deux gouvernements rivaux et que le Parlement de l’est, dirigé par Aguila Saleh, qui a décidé de l’octroi de ces deux milliards de dollars, n’a pas accès aux fonds de la Banque centrale. Les registres de la Banque centrale ne démontrent pas non plus que la Banque centrale a fait parvenir ces deux milliards de dollars. Donc, il y a un gros point d’interrogation, que se posent les acteurs locaux et internationaux : réellement, d’où viennent ces fonds ? C’est un premier point. Et deuxième point, il y a aussi très peu de transparence et des critiques très fortes sur les critères qui ont été utilisés pour les indemnisations. Il semblerait qu’il y ait des gagnants et des perdants de cette reconstruction. Non seulement pour ceux qui, effectivement, bénéficient économiquement des contrats, mais aussi pour la population locale. Beaucoup se plaignent de ne pas avoir reçu d’indemnisation, d’être toujours déplacés en dehors de la ville. On n’a pas une grande visibilité sur les procédures qui ont été mises en œuvre pour organiser, orchestrer cet effort de reconstruction. Il semble plutôt que, derrière tout cela, il y ait une grosse opération économique, de business, dont certains proches des autorités de l’est, profitent, un certain nombre d’entreprises étrangères également. Pour ce qui est de la population, c’est un petit peu plus compliqué. Encore une fois, il y a ceux qui estiment qu’il y a un progrès – et de fait, il y a un progrès, mais qui ne bénéficie peut-être pas à tout le monde.
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À la tête du fonds pour la reconstruction de Derna et des villes alentour, il y a Belgacem Haftar, l’un des trois fils du Maréchal Haftar. On connaissait ses deux frères, Saddam et Khaled, mais pas lui. Pourquoi le Maréchal l’a-t-il placé à la tête de toute cette opération ?
En fait, Khalifa Haftar a six fils, dont trois qui ont acquis une visibilité beaucoup plus importante au cours des dernières années. Jusqu’à présent, Belgacem n’était pas le plus visible. Le plus visible, c’est Saddam Haftar, le bien nommé, qui a graduellement gravi les échelons de l’appareil sécuritaire qui contrôle l’est et une partie du sud de la Libye. Ce que l’on observe, c’est que depuis un an, un an et demi, il y a une véritable opération de noyautage et de placement de différents personnages centraux du clan Haftar, en particulier les fils, à différentes positions stratégiques, dans la perspective de la succession de Haftar…
Qui a plus de 80 ans.
Qui a plus de 80 ans, qui a eu, à plusieurs reprises, des problèmes de santé, mais qui tient bon. Ce qui est opéré, justement, par le clan Haftar, depuis un an, un an et demi, c’est une opération de noyautage et de placement des proches du Maréchal à différentes fonctions stratégiques, en particulier des fonctions qui touchent à la sécurité, au maintien de l’ordre et du contrôle armé, par la force sur la société, mais aussi sur l’économie. Parce que, un peu comme le modèle égyptien, les forces armées du Maréchal Haftar jouent, maintenant, un rôle absolument central dans l’économie et les finances. Belgacem, de ce fait, a été placé à la tête de ce Fonds libyen pour le développement et la reconstruction, qui joue un rôle central dans la reconstruction de Derna, mais aussi d’un certain nombre de villes qui ont été sinistrées par le conflit au cours de la dernière décennie, Derna, Syrte, Morzouk… C’est une sorte d’opportunité d’enrichissement, de construction des relations avec des partenaires extérieurs et, de ce fait, c’est important pour les Haftar d’obtenir cette position. C’est un rôle important parce que, par la reconstruction, par ces efforts qui sont mis en place, Haftar et son entourage démontrent aussi qu’ils ont besoin de se construire une certaine légitimité. Que le contrôle par la force, c’est une chose, mais qu’ils ont aussi besoin de montrer à la population qu’ils sont capables de répondre aux besoins essentiels. Ils essayent d’utiliser ce fonds-là et ces efforts de reconstruction pour redorer le blason de Haftar et chercher à construire une base populaire.
Aux Nations unies, la Libye est représentée par le gouvernement de Tripoli, dirigé par Abdel Hamid Dbeibah. Est-ce que ce gouvernement joue un rôle dans la reconstruction de Derna ?
Non, justement, c’est aussi un des problèmes liés aux divisions institutionnelles dont nous parlions précédemment, aux deux gouvernements rivaux. Le gouvernement qui, jusqu’à ce jour, est officiellement reconnu internationalement est le gouvernement de Dbeibah à Tripoli. Mais le contrôle physique sur les villes de Derna et sur le reste de l’est est aux mains du gouvernement rival des forces armées dirigées par le Maréchal Haftar. Ce qui se passe sur le terrain à Derna, ce qui se passe sur le terrain à Syrte, à Benghazi, n’est pas du tout contrôlé par le gouvernement de Tripoli qui, par ailleurs, avait lui-même créé, après la crise, son propre fonds de reconstruction, mais qui n’a pas la capacité d’agir sur le terrain. Donc, nous avons une illustration de l’impact des divisions institutionnelles qui marquent la Libye depuis 2014 et qui sont un frein et un problème majeur à la mise en œuvre de projets. L’absence de transparence qui caractérisait le système avant 2014 est maintenant encore plus évident.
Vous dites que la Banque centrale libyenne n’a pas participé au financement du fonds pour la reconstruction de Derna. Est-ce à dire que cette banque centrale est passée sous le contrôle exclusif de Tripoli, au détriment de l’est ?
Officiellement, nous n’avons pas, dans les registres de la Banque centrale à ce jour, de traces de l’opération des deux milliards de dollars qui auraient été affectés aux fonds de reconstruction. La Banque centrale libyenne, c’est le rouage principal institutionnel libyen parce que l’économie libyenne dépend en intégralité du pétrole et que les ressources liées à la vente du pétrole arrivent à la Banque centrale qui, ensuite, distribue ces revenus. Dans la situation de division institutionnelle qui caractérise la Libye, le gouvernement de Tripoli, légitime internationalement, était celui qui avait le contrôle sur la Banque centrale. Depuis quelques mois, on se rend compte que les rivalités autour du contrôle de la Banque centrale se sont intensifiées très largement. Que le gouverneur de la Banque centrale qui, jusqu’à présent, avait tenté de préserver la neutralité, l’impartialité de l’institution, a commencé petit à petit à se rapprocher des autorités de l’est. Il y a encore de l’incertitude sur les raisons de ce rapprochement, mais il semblerait que des accords, plus ou moins formels, ont été conclus avec les autorités de l’est, ce qui a donné accès à des financements plus importants. Tout cela dans une opacité presque totale. Ce changement de position du gouverneur de la Banque centrale a provoqué un conflit majeur avec le gouvernement de Tripoli qui essaye depuis quelques semaines de se débarrasser de lui et de nommer un nouveau gouverneur au conseil d’administration. Nous sommes dans une situation, depuis deux ou trois semaines, de conflit autour du contrôle de la Banque centrale qui est en situation de paralysie totale. Ce qui veut dire blocage des opérations internationales, des codes SWIFT qui sont en possession d’un gouverneur et pas de l’autre, les opérations bancaires électroniques qui sont suspendues… Avec, bien sûr, des implications pour l’économie libyenne et sur la vie des gens qui sont fondamentales. Aujourd’hui, nous avons un blocage au niveau de la Banque centrale, un conflit qui s’est intensifié et une origine des fonds, qui sert à la reconstruction de Derna et d’autres villes, qui est inconnue.
Mais ce gouverneur de la Banque centrale, il est physiquement, avec sa famille, à Tripoli…
Non, il est parti, il y a deux semaines. Il est parti en verrouillant tout le système de la Banque centrale. Aujourd’hui, il y a une médiation en cours par les Nations unies pour essayer de trouver un compromis sur la formation d’un nouveau conseil d’administration parce que, tic-tac, le temps passe et l’impact sur l’économie libyenne est particulièrement important. Par exemple, si l’on ne peut pas vendre le pétrole et avoir, sur les comptes de la compagnie nationale de pétrole, une arrivée des fonds liés à cette vente – ce qui est le cas aujourd’hui –, cela bloque tout le système libyen qui dépend à 98% du pétrole.
Et ce gouverneur, on sait où il est ?
De ce que je crois comprendre, il se trouve en Turquie, a priori à Istanbul. En revanche, le conseil d’administration rival, qui a été nommé récemment par les autorités à Tripoli, a pris le contrôle, physiquement, du bâtiment de la Banque centrale, donc occupe les bureaux, mais n’a pas le contrôle sur l’IT [la technologie, NDLR] qui permette de prendre le contrôle effectif de la Banque centrale. C’est une situation un peu ubuesque.
Avec la Turquie dans le rôle d’arbitre ?
C’est peu clair. Pour l’instant, la médiation officielle est menée par les Nations unies. Je ne suis pas convaincue que ce soit la Turquie qui joue un rôle central. Les États-Unis ont toujours été très attentifs et ont toujours joué un rôle important pour faire en sorte qu’il n’y ait pas d’interruption des opérations de vente et d’exportation du pétrole, qu’il n’y ait pas de perturbation sur les marchés en fait. Donc, ils ont a priori un intérêt à intervenir pour faciliter un compromis.
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