Le grand invité international

Ingrida Simonyte, Première ministre lituanienne: «Le Kremlin est prêt à aller aussi loin qu'il le souhaite, ce débat n'est plus théorique»

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Notre grande invitée international du jour est la Première ministre lituanienne Ingrida Simonyte. Julien Chavanne l'a rencontrée lors de son passage à Paris. L'occasion de parler de l'Ukraine et des relations entre Vilnius, la Russie et la Biélorussie.

La Première ministre lituanienne Ingrida Simonyte, le 24 août 2024.
La Première ministre lituanienne Ingrida Simonyte, le 24 août 2024. © AFP - SERGEI CHUZAVKOV
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RFI : Vous êtes en France pour le début de la saison lituanienne. Quel est le message que vous souhaitez faire passer avec cet événement ? 

Ingrida Simonyte : le message principal de la saison est bien sûr de bien présenter la culture lituanienne. L'art contemporain s'adresse au public français, c'est persuader les gens de regarder quelqu'un d'autre et de se voir dans quelqu'un d'autre, car le but est là. Que les différences sont quelque chose qui devrait nous rendre plus forts, et non pas faibles, parce que cet autre soi est toujours le soi. Je veux dire, tu peux te retrouver dans une autre personne.

Vous avez aussi un message politique à faire passer parce que votre ministre de la Culture a dit que la « culture était aussi un champ de bataille »...

Je pense que la culture est malheureusement quelque chose qui est assez souvent manipulé et nous le voyons aussi maintenant, alors que la guerre en Ukraine est menée à grande échelle par les Russes, comment la culture peut être manipulée par de mauvaises personnes, par des autocrates, par des dictateurs. Pour créer une sorte de sanctuaire autour de leur guerre pour essayer de trouver une justification à la raison pour laquelle cette guerre se produit et beaucoup de choses dans ce domaine sont souvent liées à la supériorité d'une culture contre des cultures, d'une nation plus petite.

Parce que certaines de vos œuvres d'art, les plus précieuses se trouvent encore en Russie. Vous pensez qu'elles ont perdu pour toujours ?

Oui, jusqu'à présent, nous dirions qu'ils sont perdus à jamais. Vous savez, la vie est assez imprévisible. Alors peut-être qu’à un moment donné, lorsque nous verrons une Russie démocratique, nous pourrons revenir et en discuter. Mais je ne vois pas de bonnes perspectives dans ce sens, du moins dans un avenir proche, malheureusement. 

Aujourd’hui, comment pourriez-vous définir le niveau de menace que vous vivez avec la Russie et la Biélorussie ? 

Si on regarde dans  le passé, nous devons reconnaître que la situation géopolitique a changé il y a un certain temps, surtout depuis le début de l'invasion de la Géorgie en 2008. Mais cela s'est produit sans préavis et il y avait à l'époque la Crimée et l'est de l'Ukraine, et maintenant nous avons une situation à grande échelle. Je veux dire, rien n’a changé dans notre perception selon laquelle le Kremlin est prêt à aller aussi loin qu’il est le souhaite. Mais la principale menace est que ce débat n'est plus théorique. Car si dans le passé nous avions eu ce débat, sur le mode « sommes-nous paranoïaques ? Est-ce que nous avons du mal à abandonner notre propre passé historique »... La réalité que nous avons vécue après l’occupation à l’époque soviétique est désormais une réalité. Il ne s’agit pas d’un débat théorique.

C'est pour ça votre Parlement a décidé d'interdire l'entrée du pays à tous les véhicules biélorusses ?

Il y a des lacunes entre la Russie et la Biélorussie en termes de sanctions, les sanctions contre la Russie ont été plus strictes que celles contre la Biélorussie. Maintenant, on est en train de corriger ça. Et nous avons encore des exemptions pour les personnes qui ont des permis de séjour qui vivent en Lituanie et qui conduisent leur propre voiture. Ce n’est pas comme une interdiction absolue à 100. Mais oui, nous n’encourageons pas le trafic de personnes russes ou biélorusses aux niveaux observés avant l’invasion.

Vous avez dit que la menace était réelle. Pensez-vous que vous, votre peuple, votre pays êtes suffisamment protégés par l’Union Européenne et par l’OTAN ? 

Ce sont les principaux piliers de notre sécurité. Si quelqu'un me demande : « vous sentez-vous en sécurité ou menacée ? », ce n’est pas facile de répondre à cette question parce qu'avant cette invasion à grande échelle, quand on avait encore un débat sur la capacité de la Russie à attaquer à grande échelle, beaucoup de gens disaient que ce n’était pas possible, que cela ne peut pas arriver. Les États-Unis nous aidaient mais d'autres pays dépensaient des pourcentages assez faibles de leur PIB pour la défense et la sécurité. Nous étions très fragiles à la propagande russe à travers nos médias, nos organisations non gouvernementales et nos sociétés qui tentent de semer cette confusion sur ce qui est bien et ce qui ne va pas, sur est-ce que la démocratie libérale est en train de mourir ou non, et toutes ces sortes de choses. Maintenant, paradoxalement, c'est différent car désormais nous sommes tous mobilisés. Je veux dire, les gens ont compris que la menace est réelle. Nous investirons, nous devons investir. Nous n’en sommes pas encore là où il faut mais nous sommes sur la bonne voie. 

Vous avez décidé en juillet dernier de quitter la Convention d'Oslo sur les armes à sous-munitions, malgré les critiques des ONG. Vous ne le regrettez pas ?

Malheureusement, je dois dire que je n’ai aucun regret là-dessus parce que oui, nous avons essayé d'être de bons citoyens du monde, de respecter le plus grand nombre d'accords possible, mais cette Convention, malheureusement, a été ratifiée en 2009 lorsque j'étais ministre des Finances. Et elle avançait un peu trop vite, vu ce que la Russie a fait à l'Ukraine. Aucun des pays situés à la frontière orientale, sur le flanc oriental de l’OTAN, a ratifié la Convention. Nous voyons maintenant que la Russie utilise ce type d'armes en Ukraine. Et ratifier cette Convention, si quelque chose se produisait, serait un obstacle non seulement pour nous, mais aussi pour nos partenaires qui n’ont pas ratifié la Convention, pour nous soutenir, pour fournir le soutien militaire américain. 

Le président américain est sur le point de donner le feu vert à l’Ukraine pour attaquer la Russie sur son territoire. Le président ukrainien s'impatientait. Est-ce que vous pensez que les alliés de l'Ukraine sont trop prudents ?

Vous savez, depuis 2 ans et demi, depuis l’invasion russe, je pense que nous sommes constamment dans une situation où nous aurions pu faire beaucoup de choses plus tôt. Et que peut-être nous aurions pu empêcher que certaines choses se produisent et pas seulement pendant cette période, mais aussi dans le passé. Au début de la Crimée, au début de l’invasion de l’est de l’Ukraine, peut-être que si des sanctions aussi importantes qu'aujourd'hui avaient été imposées à la Russie, nous ne verrions alors plus la guerre telle qu’elle se déroule depuis 2022. Et c'est pareil, pour le soutien militaire. Au début, de nombreux pays refusaient tout soutien militaire, puis ils ont constamment changé d’avis.

Et comment vous l'expliquez ?

Je pense que pour de nombreux pays, c'était choquant d'imaginer envoyer leurs armes vers l'est, en se souvenant de la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, il y avait un certain niveau de méfiance quant à la capacité de l’Ukraine à riposter comme elle l'a fait. C'est pourquoi nous avons apporté un soutien militaire à l'Ukraine avant même cette invasion. 

Vous avez essayé de rencontrer le président Macron ou son nouveau Premier ministre Michel Barnier, mais vous ne les verrez pas car la France n'a toujours pas de gouvernement. C'est devenu difficile pour les dirigeants étrangers de rencontrer des responsables français en ce moment ? 

Oui, mais c'est naturel. Nous sommes différents de la Russie. Nous avons des élections et c'est notre force. Mais parfois cela entraîne, vous savez, des bugs de procédure dans la coopération internationale, mais sinon, nous devrions être fiers d'élire des politiciens pour cela. Les politiques forment les gouvernements, ils doivent débattre, ils doivent négocier, et cela prend du temps. Mais voilà à quoi cela devrait ressembler. Pas comme dans la Russie de Poutine, où tout le monde sait qui est aux commandes tout le temps, depuis 25 ans. Mais ce n'est pas bien pour les Russes. 

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