Le grand invité international

Robert Malley: «C’est lorsque Trump a mis fin à l’accord de 2015 que le programme nucléaire iranien s’est accéléré»

Publié le :

C'est une guerre qui entre ce matin dans sa deuxième semaine. Le conflit entre l'Iran et Israël s'est poursuivi avec des frappes israéliennes sur plusieurs sites militaires, notamment à Téhéran, et un tir de missiles iraniens qui a touché un immeuble d'habitation dans le sud d'Israël. Alors que l'État hébreu hausse le ton et dit vouloir intensifier ses frappes, les yeux restent tournés dans le même temps vers Washington. Donald Trump, pressé par Israël de frapper l'Iran, a choisi de temporiser. Pour en parler, Robert Malley, négociateur de l’accord nucléaire de 2015 et ancien envoyé spécial pour l’Iran du président Biden.

Robert Malley, négociateur de l’accord nucléaire de 2015, ancien envoyé spécial pour l’Iran du président Biden.
Robert Malley, négociateur de l’accord nucléaire de 2015, ancien envoyé spécial pour l’Iran du président Biden. AP - Riccardo De Luca
Publicité

RFI : Donald Trump a donc décidé de se donner jusqu'à deux semaines pour prendre sa décision d'une éventuelle frappe américaine en Iran. On le croyait pourtant sur le point de le faire, alors qu'il exigeait, il y a quelques jours, la « capitulation totale » de l'Iran et menaçait son guide suprême. Êtes-vous surpris par ce revirement ?

Robert Malley : Il y a tellement de revirements qu'on ne devrait plus être surpris et je crois qu'il faut hésiter même à se prononcer sur l'état des lieux actuel. Parce que sitôt offerte, une description peut être totalement périmée. Parce que le président Trump peut changer d'avis dès demain, qui sait ? Donc, moi, je me félicite pour ce dernier tournant. Il y en a eu tellement, mais celui-là, au moins, c'est un tournant vers un peu d'apaisement alors que l'escalade semblait être quasiment déclarée d'avance.

C'est-à-dire qu'il nous avait dit qu'il n'y avait plus de temps et on s'attendait donc à une déclaration plutôt contraire, une déclaration d'une attaque américaine contre la centrale de Fordo sous la montagne. Ça ne s'est pas produit.

Vous parlez de la centrale de Fordo. C'est effectivement le cœur de cette éventuelle intervention américaine. Cette usine souterraine d'enrichissement d'uranium, considérée comme une clef de voûte du programme iranien, est enfouie sous une montagne à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Israël presse Donald Trump pour qu'il frappe Fordo avec la bombe américaine GBU 57, qui est la seule susceptible de l'atteindre. Mais selon la presse, le président aurait passé une partie de la semaine à interroger son entourage sur l'efficacité d'une telle frappe. De fait, est-on vraiment sûr aujourd'hui que cette bombe serait suffisante pour détruire le site ?

On ne sera jamais sûr avant de l'avoir utilisée. Moi, j'espère qu'on n'en viendra pas là. Les experts militaires américains semblent être assez confiants. Mais je ne suis pas sûr que le président Trump ait passé ces derniers jours à se poser cette question-là. Je pense qu'il a plutôt écouté les échos contradictoires de sa base politique. C'est-à-dire qu'il y a une partie de [celle-ci] qui est farouchement contre l'intervention militaire américaine. D'ailleurs, le président Trump a fait campagne pendant une année contre les interventions américaines.

Il entend ce son de cloche, et il en entend un autre, évidemment, de la part d'autres de ses soutiens, de la part d'Israël [notamment]. Peut-être même qu'il avait cette volonté de devenir l'homme historique qui pourrait mettre, par voie militaire, un terme au programme nucléaire iranien.

Donc, je pense que ce sont plutôt les échos politiques et puis ses propres réflexions sur l'image qu'il se fait de lui-même, qui l'ont poussé à hésiter à la dernière minute.

La Maison Blanche espère aujourd'hui que ce délai de deux semaines fera revenir l'Iran à la table des négociations, que les destructions qu'il subit vont lui faire revoir sa position sur l'accord que proposaient les États-Unis. Le ministre iranien des Affaires étrangères rencontre aujourd'hui ses homologues français, allemand et britannique. Vous qui connaissez bien les Iraniens pour avoir négocié avec eux, pensez-vous qu'il y a une volonté de Téhéran, avouée ou non, de revenir aux discussions aujourd'hui ?

Je ne défends pas l'Iran, mais ce n'est pas l'Iran qui a quitté la table des négociations. Ce sont les frappes israéliennes qui ont fait que la rencontre entre représentants iraniens et américains, qui devait avoir lieu dimanche dernier, a été repoussée, ou a été annulée.

Mais bon, là, vraiment, on navigue un peu à vue, parce qu'on ne sait pas très bien ce que vont proposer les Européens, ou les États-Unis. Est-ce que l'Iran est prêt aujourd'hui à accepter ce qu'il refusait hier ? Est-ce que les États-Unis vont insister sur la reddition inconditionnelle qu'évoquait il y a 48 heures le président Trump ? Enfin, est-ce qu'Israël donnera le temps qu'il faudra à la diplomatie pour se poursuivre ? Donc, attendons de voir. Mais je pense que ce sont ces trois questions – iranienne, américaine et israélienne – qui vont déterminer l'issue de votre question.

L'autre point que j'aimerais aborder avec vous, c'est la position de Donald Trump quant aux allégations d'Israël sur le fait que l'Iran serait très proche de se doter de la bombe atomique. L'AIEA dit qu'elle n'a aucune information allant dans ce sens. Et c'est aussi ce que dit le renseignement américain, au contraire de Donald Trump. Comment expliquer un tel décalage entre un président et ses propres services de renseignement ?

D'abord, si je peux me permettre un petit commentaire tout de même : c'est assez extraordinaire ! Chaque déclaration alarmiste américaine ou israélienne sur l'état du programme nucléaire iranien est une forme d'aveu. Parce que lorsqu'il y avait l'accord que vous évoquiez tout à l'heure, le JCPOA [2015], le programme nucléaire iranien était sous contrôle. Et ce n'est que lorsque Trump, encouragé en cela par le Premier ministre israélien à l'époque – toujours le même Netanyahu –, y a mis fin, que le programme nucléaire iranien s'est accéléré. C'est donc quand même un peu paradoxal de les entendre aujourd'hui crier à l'urgence du programme nucléaire iranien, alors que ce sont leurs propres décisions d'il y a maintenant une décennie qui nous ont emmenés au point où nous en sommes.

À lire aussiÉtats-Unis: Donald Trump contredit ses agences de renseignement sur le programme nucléaire iranien

Pour répondre à votre question, moi, ce que je lis, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu quand j'étais dans l'administration américaine, [c'est qu'il] est vrai que le programme nucléaire d'enrichissement de l'uranium iranien est avancé. À un point sans précédent. Il n'y a aucun doute à ce sujet.

Maintenant, de là à fabriquer une bombe, il y a un pas. Un pas que, comme vous l'avez dit, ni l'AIEA ni les services de renseignement américains ne pensent que l'Iran a franchi ou même a pris la décision de franchir. Si demain l'Iran décidait d'acquérir une bombe, il s'écoulerait au moins six mois, [voire] un an avant qu'il ne soit en mesure d'accomplir cet objectif. Donc non, ce n'est pas comme s'ils étaient au seuil d'une bombe atomique. Ça, c'est un peu de la démagogie.

Mais il ne faut pas non plus nier le fait que le programme iranien s'est accéléré ces dernières années. Je l'ai dit, c'est depuis la décision du président Trump en 2018 de violer l'accord qui avait été signé trois ans auparavant que l'on voit cette escalade.

Accord que vous aviez négocié. Israël, en tout cas, reste déterminé de son côté, une semaine après le début de ces frappes qui ont très sévèrement touché les sites du programme nucléaire. Benyamin Netanyahu a déclaré hier qu'il allait anéantir la menace nucléaire iranienne. Est-il en train d'y arriver ? Est-il en mesure de le faire ?

Il est en mesure de le faire de façon beaucoup plus réaliste que jamais auparavant. Et je pense qu'on peut comprendre l'attitude israélienne, même si je la critique. C'est-à-dire qu'il y a là une opportunité historique de donner un coup, peut-être fatal, sinon sérieux, au programme nucléaire iranien.

L'Iran est affaibli, les défenses anti-aériennes sont quasiment détruites, le Hezbollah n'est plus que l'ombre de lui-même, le Hamas également. Donc, tout l'appareil sécuritaire bâti depuis la révolution en 1979, tout ce que la République islamique a essayé de bâtir est en miettes aujourd'hui. Il est vrai qu'Israël a aujourd'hui une opportunité, une fenêtre ouverte qu'elle n'a pas eu et qu'elle n'aura peut-être plus.

Maintenant, il faut également faire attention, et ça, c'est encore une fois la presse qui le rapporte : aujourd'hui, les services de renseignement américains ont conclu que des attaques iraniennes et américaines contre le programme nucléaire iranien, y compris contre la centrale de Fordo, risquaient de pousser l'Iran à prendre cette décision, qu'elle n'a pas encore prise, de développer une bombe atomique quand elle en aura l'opportunité. Donc, à force d'essayer de s'en prendre à ce programme nucléaire, on risque de pousser les dirigeants iraniens, s'ils en ont encore les moyens, à prendre la décision finalement d'essayer de développer la bombe atomique.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes