Éthiopie: malgré l'accord de paix, «les souffrances des Tigréens continuent», affirme Debretsion Gebremichael
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C’est un invité exclusif sur RFI ce matin. Debretsion Gebremichael était le chef de l’autorité tigréenne durant la guerre civile qui a opposé, de 2020 à 2022, le Tigré, région du Nord de l’Éthiopie, et le pouvoir fédéral d’Addis-Abeba allié à l’Erythrée voisine et aux régions éthiopiennes Amharas et autres. Une guerre civile sanglante. L’Union africaine a parlé d’environ 600 000 morts. De nombreux observateurs soupçonnent aussi un génocide. L’accord de paix de Pretoria a mis fin au conflit en novembre 2022. Mais les défis sont immenses. Des centaines de milliers de déplacés ne sont toujours pas rentrés. Le Tigré est toujours en partie occupé. Debretsion Gebremichael est aujourd’hui le chef du TPLF, le principal parti au Tigré. Il répond à notre envoyé spécial.

RFI : presque deux ans après l’accord de paix où en est son application ? Les progrès ont l’air très lents.
Debretsion Gebremichael : Oui. Cet accord a été signé depuis bientôt deux ans. L’exécution est très lente...
Au début il y avait des progrès. Les services publics avaient été relancés. Les communications, l’électricité, le transport, les financements du gouvernement. Tout le monde était heureux. On avançait. Et le plus important, c’est qu’il n’y avait plus de combat. Même si la paix n’était pas installée dans tout le Tigré, la plus grande partie du territoire était sous le contrôle de notre gouvernement…
Mais le plus important est qu’il n’y avait plus de combats, plus de tueries, plus de destructions, plus de bombardements. Donc c’était très positif…
Mais après un temps, les progrès ont ralenti. Le plus gros problème, c’est la présence au Tigré de génocidaires. Ils ne sont pas partis. Il y a eu Pretoria, accord auquel s’est rajouté la déclaration de Nairobi il y a quelques mois. Il était prévu qu’une fois la remise de nos armes lourdes terminée, le retrait des troupes serait réalisé en même temps.
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Ensuite il était prévu le retour des déplacés chez eux, et la mise en place d’une véritable administration intérimaire…
Or le retrait et le retour des déplacés auraient dû être faits l’an dernier. On a plus d’un an de retard. Et en attendant, les gens meurent par manque d’aide humanitaire, de soins, ils sont encore psychologiquement très touchés, alors que dans les zones encore occupées, le génocide continue… Donc les souffrances des Tigréens et du Tigré continuent. Nous sommes toujours à l’agonie.
Oui au départ c’était très positif, il y avait un grand espoir que la paix soit complète, que les groupes armés allaient se retirer, que les déplacés rentrent et que la réhabilitation suive, etc. Donc aujourd’hui notre sentiment est mitigé sur l’application de l’accord…
Pourquoi selon vous cet accord met tant de temps à être appliqué ? Certains parlent d’un manque de volonté politique.
Absolument. Parce que l’accord dit bien que la responsabilité de ces étapes largement retardées repose sur le gouvernement fédéral…
C’est Addis Abéba qui doit réaliser le retrait des forces Amharas et Erythréennes. Les Amharas font partie du gouvernement. Les Erythréens font partie d’une alliance avec le pouvoir fédéral, donc c’est lui qui est responsable, c’est lui qui doit dire aux Erythréens et aux Amharas de rentrer chez eux.
Pensez-vous que cette inaction est volontaire de la part d’Addis Abéba, comme si le pouvoir fédéral voulait s’en prendre de nouveau au Tigré ? Ou bien est-ce de la simple lenteur administrative par exemple ?
Il y aura toujours des problèmes administratifs dans l’application de l’accord. Mais là ça va plus loin. C’est un choix politique. S’il y avait de la bonne volonté, ça aurait pu être fait. Un retard est possible, mais quand le retard atteint plus d’un an, on va au-delà du problème administratif.
On note le manque criant d’aide humanitaire alors que les besoins sont énormes. Pensez-vous que la communauté internationale a oublié le Tigré et est accaparée par d’autres crises ?
Nous savons que le monde est en crise. L’Ukraine, Gaza, crise après crise c’est la réalité d’aujourd’hui. Quant au Tigré, ce que nous avons obtenu pour aider à la reconstruction est une infime partie de ce qui a été donné à l’Ukraine.
Ce qui compte c’est l’attention qu’obtient une crise, pas son ampleur. Et c’est le cas pour le Tigré où je vois un manque de volonté politique. Quand la guerre était en cours, la communauté internationale surveillait de près. Le Conseil de Sécurité était très occupé avec ce conflit. Mais dès qu’un semblant de paix est arrivé, l’attention s’est portée ailleurs, nous n’étions plus une priorité. Et aujourd’hui il y a un manque de bonne volonté. Le gouvernement fédéral ne pousse pas non plus… Donc c’est une combinaison des deux…
Quelles mesures urgentes doivent être prises pour permettre le retour des déplacés ? Et qui devrait sécuriser les zones de leur retour ? L’armée fédérale ? Les forces tigréennes ?
Là-dessus, les vues sont différentes. Pour nous, la sécurité doit être assurée par nos forces. La responsabilité globale doit être donnée à l’administration provisoire du Tigré et son armée si nécessaire…
Pour nous c’est prévu dans la constitution. Dans la page 1 de l’accord de paix il est dit que toutes les résolutions doivent être en accord avec la constitution. Donc là-dessus, le texte fondamental dit bien que c’est le Tigré qui gère sa sécurité…
Mais le pouvoir fédéral a un point de vue différent. Il dit que la sécurité dépend de lui. Mais pour nous c’est clair, le Tigré doit être responsable de la sécurité sur son sol.
L’accord prévoyait que les combattants tigréens remettent toutes leurs armes et s’intègrent dans un programme de DDR. Il y a quelques mois, les autorités régionales avaient annoncé que 250 000 hommes détenaient toujours des armes. Certains pourraient accuser les Tigréens d’un manque de volonté
Non nous n’avons pas de manque de volonté concernant la démobilisation de nos hommes. Ça fait partie de l’accord…
Mais on ne peut pas analyser le DDR seul. D’abord il faut un retrait total des forces qui occupent le Tigré. Or ce n’est pas encore le cas. Le DDR ne peut pas être fait avant cela…
Sur les armes, nous avons rendu les plus lourdes. Ça a même été fait plus tôt qu’attendu. Nous avons agi vite en espérant que le retrait se ferait également rapidement. Mais ça n’a pas été le cas. Donc dans ce cas vous ne pouvez pas avoir de DDR. Sans retrait total, pas de DDR…
Et dans les faits, nous avons démobilisé nous-mêmes. En dehors du processus formel de DDR. Puisque nous n’avons plus besoin d’autant de combattants. Plus de 100 000 hommes sont rentrés chez eux.
Ensuite il y a des problèmes logistiques et autres qui représentent un énorme poids pour nous. Or nous ne recevons pas assez de soutien d’Addis Abéba alors qu’un soutien logistique était prévu. Jusqu’à ce que le DDR commence.
Nous ne disons pas que nous allons redéployer nos forces, non. Nous avons accepté de les démobiliser. Mais d’abord, le retrait doit être complet.
Donc le DDR n’aura pas lieu tant que les Amharas et les Erythréens seront encore au Tigré ?
Oui. Ça ne peut pas se faire. Et même après leur retrait, il faut un certain temps. Un DDR ne se réalise pas en un jour. Redéployer plus de 200 000 combattants demande des milliards d’investissement, il faut des programmes, des formations, tellement d’étapes sont nécessaires. Donc il faudra du temps. Nous sommes d’accord avec le principe de DDR. Mais il se fera après le retrait complet…
Il faudra aussi examiner la question de la sécurité sur le terrain. On ne peut pas renvoyer tout le monde chez soi. Nous ne savons pas encore combien, mais nous aurons besoin d’hommes pour sécuriser le territoire.
Mais ça se fera selon l’accord signé avec Addis Abéba et peut-être avec l’aide de l’Union Africaine. Ce sera dans le cadre d’un accord international. Donc nous sommes prêts, nous sommes mobilisés, mais il faut que ces conditions soient remplies.
Le problème c’est que l’Erythrée n’est pas signataire de l’accord de Pretoria. Or ses soldats occupent toujours le Nord du Tigré, disant que cette zone leur appartient.
Ils ne sont pas signataires, mais ce sont les alliés du gouvernement fédéral. Donc c’est une responsabilité d’Addis Abéba. Parce que c’est à son invitation que les Erythréens sont intervenus…
Donc c’est au pouvoir central de leur dire de partir. Mais comme ce sont leurs alliés, Addis reste silencieux. A cause du poids du passé, ils sont silencieux. Nous devons pousser le pouvoir central, qui doit pousser les Erythréens à se retirer…
La commission génocide dit que tous les criminels doivent être jugés. Y compris le président Erythréen Issaias Afeworki et le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, avec qui vous avez signé la paix. Doivent-ils passer devant la justice ?
Les auteurs doivent être tenus pour responsables. Cela peut concerner le Premier ministre, le président érythréen. Cela dépendra de qui est responsable de quoi…
Donc les poursuites peuvent concerner n’importe qui. Moi je ne peux pas dire qui a commis tel ou tel crime. Cela doit être déterminé par une mission internationale. Mais mon avis est que oui, ils doivent être poursuivis, car ce sont les leaders, ce sont les donneurs d’ordre.
Ces investigations doivent-elles inclure les TDF ? Car beaucoup accusent les forces tigréennes d’avoir aussi commis des crimes notamment en région Afar mais pas seulement.
Selon moi les TDF ne peuvent pas se rendre coupable d’un génocide. Car les TDF sont le produit d’un génocide. Les TDF sont du côté des victimes, pour protéger les Tigréens des génocidaires. Je suis un de leurs leaders et nous n’avons eu aucune intention d’attaquer qui que ce soit, Amharas ou autres. Non.
C’est vrai je ne peux pas exclure des incidents puisque nous nous battions en région Afar et Amhara. Mais je ne peux pas croire qu’on ait commis des actes de génocide. Cependant nous sommes ouverts à toute enquête et nous verrons le résultat.
Et si la justice vous met en cause personnellement, en tant que leader, est-ce que vous collaborerez ?
Absolument. Je suis prêt. Je répondrai à toute enquête.
Pensez-vous qu’après tout ce qui s’est passé, les Tigréens sont prêts à faire la paix avec les Amharas, avec les Erythréens et autres ?
Vous savez je parle en tant que leader, mais je connais aussi l’intérêt de mon peuple. La paix est la priorité pour nous. Il faut la paix avec tout le monde. Que ce soit au niveau des populations que des politiques. Et d’ailleurs ce sont parfois les gens qui veulent davantage la paix que les politiques qui ont parfois leurs propres intérêts.
Mais politiquement il pourrait y avoir des obstacles avec les atrocités et le génocide commis, par l’armée érythréenne et l’armée éthiopienne…
Mais entre population il n’y a aucun problème, elles veulent vivre en paix avec tout le monde.
Est-ce qu’une indépendance du Tigré est quelque chose d’inconcevable aujourd’hui ?
Je ne l’écarterais pas totalement. Pour y arriver en tout cas il faut un référendum, en accord avec la constitution. Elle donne ce droit. Du moment qu’il est établi que les Tigréens veulent un référendum. C’est stipulé dans le texte. Donc je ne peux pas dire que ça n’arrivera jamais, mais ça devra suivre le processus constitutionnel...
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► Aujourd'hui, vous entendrez en exclusivité : un reportage Afrique à Dowhan, dernière localité du Nord vivant sous la menace constate des soldats Erythréens ; dans nos journaux, un sujet sur le retour de l'Anthrax, des décennies après la disparition de la maladie au Tigré.
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