Reportage international

États-Unis: un pipeline pour arroser des golfs en plein désert?

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Un projet de pipeline crée la controverse dans l’Ouest américain. Il permettrait, en puisant l’eau du lac Powell, d’alimenter en eau la ville de Saint George, en Utah, en plein boom démographique. Mais ce lac artificiel creusé dans le lit du Colorado a déjà perdu la moitié de sa capacité.

Pour que les greens restent bien verts, les terrains sont arrosés même en pleine journée.
Pour que les greens restent bien verts, les terrains sont arrosés même en pleine journée. © RFI/Marie Normand
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De nos envoyés spéciaux à Saint George,

Un climat agréable, des résidences paisibles posées le long de larges avenues bordées de palmiers, et un panorama splendide : bienvenue à Saint George, paradis pour retraités, niché en plein désert de Mojave, dans le sud-ouest de l’Utah. « C’est fantastique de vivre ici », lance Rick, 72 ans, en descendant de sa voiturette de golf. « La ville est calme, les gens sympathiques, et puis… il y a le golf ! » Saint George possède en effet une dizaine de terrains de golf entourés de falaises de roche rouge. Pour rester bien verts, les greens sont arrosés même en pleine journée.

Saint George est le siège du comté de Washington, en pleine explosion démographique. « Quand je suis arrivée ici, il y avait environ 70 000 habitants », note Lisa Rutherford, résidente d’Ivins, une ville voisine, et conseillère de Conserve Southwest Utah. Vingt ans plus tard, la population totale du comté avoisine les 188 000 personnes. « Même depuis le début de la pandémie, les permis de construire sont en augmentation », assure-t-elle.

Lisa Rutherford et Paul Van Dam vivent à Ivins, près de Saint George, en Utah. Ils estiment que leur comté peut continuer à se développer sans pipeline.
Lisa Rutherford et Paul Van Dam vivent à Ivins, près de Saint George, en Utah. Ils estiment que leur comté peut continuer à se développer sans pipeline. © RFI/Marie Normand

Le comté de Washington est aussi l’un des plus gros consommateurs d’eau du pays. Plus de 1 200 litres d’eau par jour et par personne. Bien plus qu’à Las Vegas, par exemple. « Tout le monde veut avoir un beau gazon. Mais nous sommes au beau milieu du désert ! Il va bien falloir apprendre à utiliser moins d’eau », se désole Paul Van Dam, ancien procureur général de l’Utah. Pour les autorités locales, la petite rivière Virgin ne suffit plus à étancher la soif de la ville. Elles demandent donc la construction d’un pipeline de 220 km pour puiser l’eau du lac Powell, l’un des plus grands lacs artificiels du pays, situé à la frontière de l’Arizona et de l’Utah.

Le projet divise, car le niveau de ce réservoir d’eau douce, creusé dans le lit du Colorado, a dangereusement baissé. Les lignes blanches sur la roche témoignent de son assèchement. « Ce projet de pipeline ne tient pas du tout compte de ce qui permettrait de construire un approvisionnement en eau durable pour l’Utah », regrette Zach Frankel, le patron de l’ONG Utah Rivers Council. Le militant écologiste plaide plutôt en faveur du recyclage des eaux usées et l’exploitation d’autres sources d’eau locales. « Nous n’avons pas besoin de ce pipeline. Nous pouvons nous reposer sur l’eau que nous avons déjà », renchérit Lisa Rutherford. Elle assure aussi que ce projet coûteux alourdira la facture du contribuable.

L’eau du Colorado partagée par un traité obsolète

De leur côté, les défenseurs du pipeline soutiennent que Saint George a déjà réduit sa consommation d’eau. « Il n’y a pas d’autre bonne option », déclarait début mars dans un média local Zach Renstrom, directeur général du Washington County Water Conservancy District, la société des eaux du comté. « Notre seul plan B, c’est de dire : “Stop. Vous ne pouvez plus construire de maisons ici ». Zach Renstrom souligne aussi que l’Utah ne pompe pas encore toute l’eau du Colorado qui lui revient de droit. En effet, sept États de l’Ouest américain (Colorado, Wyoming, Nouveau-Mexique, Utah, Californie, Nevada et Arizona) et le Mexique, en fin de course, se partagent l’eau du fleuve, selon les termes d’un traité signé en 1922, le Colorado River Compact. L’accord se basait sur des prévisions de débit trop optimistes. Il n’a pourtant jamais été renégocié depuis.

Carte: RFI/Frédéric Charpentier

Un nouveau cycle de pourparlers doit bientôt commencer entre ces différents États du bassin du Colorado, après avoir été reporté en raison de la crise sanitaire. Il pourrait définir, pour la première fois, la manière dont le système fluvial s’adapte au changement climatique. Les discussions se concentrent sur l’élaboration d’une politique pour l’après 2026, intégrant la question des pénuries d’eau imminentes dans le bassin du Colorado.

Le fleuve est intégralement alimenté par les accumulations de neige des montagnes environnantes. Chaque année, elles fondent plus tôt. Résultat : l’eau s’évapore et n’alimente pas suffisamment le Colorado. Les lacs artificiels Powell et Mead, en contrebas, devraient atteindre cette année leur niveau le plus bas depuis leur construction. Le lac Mead, qui alimente notamment les mégalopoles de Phoenix et Las Vegas, n’est déjà plus que l’ombre de sa grandeur passée. Créé en 1935 grâce à la retenue d’eau du barrage Hoover, il alimente le Nevada, l’Arizona et la Californie. « Depuis que je travaille ici, depuis 14 ans, le niveau de l’eau a baissé d’environ 30 mètres », soutient Dale Larson, ranger bénévole au lac Mead pour le Service des parcs nationaux (NPS). « Beaucoup de Californiens viennent s’installer ici pour fuir les impôts, trouver des maisons plus grandes. Mais bientôt ils n’auront plus d’eau. Les villes grossissent sans penser à demain ».

Après plus de 20 ans de sécheresse, le Lac Mead, plus grand réservoir d’eau douce du pays, près de Las Vegas, n’est plein qu’à 39 %.
Après plus de 20 ans de sécheresse, le Lac Mead, plus grand réservoir d’eau douce du pays, près de Las Vegas, n’est plein qu’à 39 %. © RFI/Marie Normand

« Le réservoir n’est plein qu’à 39 %. Nous en sommes à la 21e année de sécheresse », confirme Patti Aaron, responsable de la communication du Bassin inférieur du Colorado pour le Bureau of Reclamation, l’agence fédérale qui supervise la gestion des ressources en eau. Difficile de produire de l’électricité dans ces conditions. Des turbines spécifiques ont même été ajoutées sur le barrage Hoover, près de Las Vegas, pour continuer à assurer la production hydroélectrique avec un niveau d’eau plus bas.

Le long du Colorado, de bons et de moins bons élèves

De l’attitude de l’Utah, qui envisage ce pipeline sur le lac Powell, dépend l’approvisionnement de millions d’habitants en aval, notamment ceux de Phoenix, en Arizona, ou de Las Vegas, au Nevada, qui eux ont fait des efforts pour être moins gourmands en eau. Impossible d’arroser son jardin certains jours, sous peine d’amendes. Les agriculteurs sont aussi soumis à des quotas. « On travaille de façon rapprochée avec tous les États du bassin inférieur du Colorado et les consommateurs. Avec le Drought Contingency Plan (DCP) en 2019, nous nous sommes mis d’accord sur des normes d’économies d’eau pour que les niveaux actuels cessent de baisser », assure Patti Aaron. Mais pas question que l’État fédéral joue un rôle coercitif. « Nous délivrons l’eau aux différents États, mais ce qu’ils en font dépend d’eux ».

Les lignes blanches sur la roche témoignent de l’assèchement du lac Powell.
Les lignes blanches sur la roche témoignent de l’assèchement du lac Powell. © RFI/Marie Normand

Ces « bons élèves » du bassin inférieur du Colorado menacent aujourd’hui de lancer des procédures judiciaires si l’État fédéral approuve le projet de pipeline sans les consulter. « Les habitants de l’Arizona et du Nevada font des économies pour éviter de tirer plus d’eau du lac Mead. Ce projet de pipeline va détourner l’eau du lac Powell, dont le lac Mead dépend. C’est une insulte aux efforts qu’ils ont fournis ces dernières années », juge Zach Frankel, de Utah Rivers Council.

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