LGBT+ en Russie: «J’ai le sentiment de vivre perpétuellement avec une guillotine au-dessus de la tête»
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Ce 1er septembre entre en vigueur l’interdiction de toute « propagande LGBT ». La définition est large et comprend notamment « tout ce qui peut donner une perception positive des personnes qui entretiennent des relations LGBT » et « tout ce qui entretient l’idée que les relations sexuelles traditionnelles et non traditionnelles sont équivalentes ». La répression avait commencé dès l’annonce de l’offensive russe en Ukraine, mais le vote puis l’application de la loi rendent la vie des LGBT en Russie encore plus difficile.

De notre correspondante à Moscou,
C’est un des nouveaux tournants pour la communauté homosexuelle en Russie depuis le 24 février 2022. Le climat n’y a jamais été facile en Russie pour elle, il s’était même alourdi ces dernières années, mais pour de nombreux activistes il y a bien un avant et un après « opération spéciale ».
Pour Varvara, psychologue et lesbienne de 29 ans, une des rares à avoir accepté de s’exprimer certes au téléphone, mais avec son vrai prénom, il y avait même jusque-là « une prise de conscience et une tolérance croissante de la société, et non seulement on n’avait pas l’impression que les choses empiraient, mais même que peut-être de nouvelles lois bonnes pour nous allaient arriver ».
C’est désormais terminé, et ce n’est pas une surprise pour M*, drag-queen de 25 ans : « Ce n’est évidemment pas la première chose qui m’est venue à l’esprit le 24 février 2022, tant le choc était grand, mais je n’ai très vite eu absolument aucun doute », souligne M. « Tout conflit militaire entraîne avec lui l’idée de l’importance des valeurs traditionnelles, de la famille, de la protection de la maternité, de l’enfance et tout le reste. Peut-être que pour moi, c’est plus facile à comprendre parce que je me suis toujours beaucoup intéressé à l’histoire, et que dans l’histoire, c’est un leitmotiv dans ces situations : il faut toujours trouver un coupable. Comme Alla Borissovna Pougatcheva [une cantatrice immensément populaire en Russie qui ne fait pas mystère de son opposition à « l’opération spéciale », NDLR] l’a dit un jour “Qui est à blâmer sinon les artistes, les Juifs ou les pédérastes ?” En tout cas, ici, c’est comme ça que ça passe. Et tous les autres sont des saints à célébrer. Je ne vois même pas comment cela aurait pu se passer autrement. »
Des conséquences très larges
Le ton de la conversation avec ces artistes a beau être le plus souvent léger, le vécu de noirceur de ces derniers mois marque chaque confidence du sceau lourd de la peur. Personne n’est venu costumé, ni maquillé. « J’ai désormais le sentiment de vivre avec une guillotine perpétuelle au-dessus de la tête », dit N. L’entrée en application de la loi dite « anti-propagande LGBT » a pour elle des conséquences très larges.
« Cette loi ouvre la possibilité de poursuites judiciaires », détaille N. « Imaginons que j’ai un podcast et que j’y dise “ha ha ha ha ha, être gay c’est génial, rendons le monde entier gay”. Si jamais un million de personnes entendent ça, qu’on se rend compte quelque part que je deviens un leader d’opinion ; alors désormais, on a un mécanisme pour m’arrêter et me faire taire. La deuxième conséquence est l’autocensure. J’ai peur. Je suis venu ici aujourd’hui avec des boucles d’oreilles, et en quittant la maison je me suis dit “peut-être que je n’aurais pas dû les mettre” ».
Une expérience récente lui revient : « J’ai arrêté de me faire des manucures, car mon compagnon en fait. Nous sommes allés au marché hier, et les regards sur nous étaient lourds, vraiment inconfortables. Mais pour moi, il y a une troisième conséquence à cette loi, et c’est la plus dangereuse, car c’est comme si elle donnait la permission, une sorte de feu vert à toutes les personnes agressivement homophobes, transphobes, queerphobes d’agir comme elles le souhaitent ».
« C’est dur pour les artistes »
Assise à leur côté sur la banquette du restaurant, leur manager ajoute : « C’est particulièrement difficile pour les artistes. Peu importe ce qui leur arrive, ils doivent mettre un masque, sourire et divertir l’audience. Et quand on comprend ce qu’il y a derrière les paillettes et les plumes, alors on réalise à quel point c’est une tâche herculéenne, à quel point tout ça est dur pour eux ».
Certains projets de développements se sont arrêtés, les listes noires d’artistes anti « opération spéciale » sont désormais une habitude, des bars à Saint-Pétersbourg ont été fermés. Pourtant, aujourd’hui dans la nuit moscovite, les cafés et les boîtes où se rassemblent les LGBT sont pleins, les files d’attente pour les spectacles de drag-queens s’allongent. Chacun l’a remarqué : à la condition – non dite, mais stricte – de faire profil bas sur leur existence, ces lieux sont devenus plus que le moyen de pouvoir être soi-même en toute sécurité le temps de quelques heures.
« Plus l’empire s’effondre, plus sa loi devient absurde »
Désormais on y parle facilement à un voisin de table, on va même – c’est rare en Russie – jusqu’à prendre des inconnus dans ses bras. La communauté tente dans cette période de répression de s’y réchauffer dans le partage et la fête, tentant d’éviter de penser à la question du départ. « Je ne dirais pas que je surveille sans cesse le climat, mais je regarde régulièrement, et j’ai toujours peur, j’ai toujours ce sentiment que quelque chose peut arriver », dit A.
Pour N., pour qui cela est une « pensée quasi constante », les conditions matérielles ne sont aujourd'hui pas réunies. Et dans une allusion transparente au pouvoir et à sa décision d’envoyer des soldats russes en Ukraine, elle ajoute : « Je n’ai pas voté pour lui, je n’ai rien autorisé, personne ne m’a demandé mon avis. Mais je suis du pays agresseur. Et ce sont les Ukrainiens d’abord qui ont besoin d’être protégés et accueillis. »
« Plus l’empire s’effondre, plus sa loi devient absurde », commente Varvara, qui n’envisage pas de partir pour l’instant. « Je ne travaille pas pour l’État, et je n’ai pas de patron qui puisse me punir ou me licencier en cas de quoi que ce soit. La seule chose qui me limite vraiment » dit-elle, « c’est que je ne peux pas me positionner en tant que psychologue LGBT et publiquement proposer mes services directement à cette catégorie de personnes. Oui, il y a de la censure, et c’est vraiment déprimant. Mais la Russie, c’est chez moi, et jusqu’à ce que quelque chose de vraiment grave se produise, comme une loi criminalisant l’homosexualité en elle-même, je n’irai nulle part ».
*À leur demande et pour des raisons de sécurité, seules ces lettres sont utilisées pour les drag-queens et leur manager qui ont accepté de s’exprimer
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