En Ukraine, l'importance des témoignages pour écrire l'histoire de la guerre
Publié le :
En Ukraine, loin de la ligne de front, la guerre se décline aussi dans la façon dont on s’en souviendra. On s’en rappellera dans les livres d’histoire, mais c’est justement cette histoire en cours d’écriture qu'il s’agit de sauvegarder. Les Ukrainiens l’ont bien compris, et pour ce faire, institutions et historiens se réunissent pour créer des espaces de réflexion et de coopération pour documenter les événements sous toutes les formes, y compris via des archives orales.

de notre correspondante à Kiev,
En ce mois d’octobre à Kiev, le premier Forum d’histoire orale se déroule dans des conditions extra-ordinaires : risque d’alerte aérienne oblige, la réunion a lieu dans un parking d’hôtel, rappelant ainsi à qui aurait souhaité l’oublier que la guerre est omniprésente dans le quotidien des Ukrainiens.
C’est justement pour trouver de nouvelles stratégies de documentation de l’histoire présente, qu’historiens, sociologues, économistes et archivistes se retrouvent ici, nous explique Natalia Yemchenko, membre de la fondation Rinat Akhmetov, à l’origine du site internet « musée des voix civiles ». Pour elle, les Ukrainiens ne s’y trompent pas..
« Environ 90 % des Ukrainiens comprennent l'importance de ces témoignages et des histoires orales, et combien il est nécessaire de préserver la vérité, celle qui est racontée à la première personne (…) Nous rédigeons des témoignages de cette guerre depuis 2014. Sans aucun doute, l’invasion à grande échelle a rendu cette tragédie commune à l’ensemble de l’Ukraine, car depuis 2014, elle était surtout localisée à l’Est et nous avions travaillé principalement avec les régions de Donetsk et de Louhansk…»

« Pour ce qui est de la version russe, je ne sais pas si les Russes la lisent ou s'ils la croient, mais ils y ont accès, reprendNatalia Yemchenko. Autrement dit, si vous vous souvenez de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands disaient en masse qu'ils ne savaient pas ce qui s’était passé. Nous, nous faisons tout ce qui est nécessaire pour que personne ne puisse jamais dire qu'il n'a pas eu d’accès à l'information. Parce qu’il y a des preuves, elles sont tangibles. Des centaines de milliers de personnes ont déjà donné leur consentement pour que leurs histoires soient publiées. »
Devant l’ampleur des sources orales disponibles, puisqu’il y autant de témoins de cette guerre que d’habitants dans le pays, ceux qui récoltent cette parole doivent procéder avec tact, mais aussi avec rapidité, pour lutter contre l’oubli qui suit souvent une expérience traumatique, comme l’explique Yevheniia Blyzniuk, de la société d’études sociologiques GRADUS (société d’étude de marchés et sociologique).
« Les experts ont souligné qu'il est très important de recueillir des preuves le plus rapidement possible, car le traumatisme est largement effacé de la mémoire. Il s'agit d'un processus psychologique vécu par chaque victime et chaque participant à un événement traumatisant. Car les gens qui sont exposés à un drame ne veulent pas s’en souvenir, ne veulent pas revivre cet épisode, se remémorer et s’immerger. »
À lire aussiLa guerre en Ukraine au jour le jour
Dans le « musée virtuel des voix civiles », on retrouve des témoignages poignants comme celui de Ksenia, de Mariupol, dont la mère est toujours portée disparue. Elle raconte comment elle a fui la ville avec ses enfants :
« Nous avons demandé à un chauffeur de bus si nous pouvions évacuer, s’il pouvait nous prendre avec lui jusqu’à un point de transfert pour quitter la ville. C’était au moment où j’ai compris que nous allions manquer de tout, nous avions faim, froid, nous n’avions pas de médicaments, nous ne pouvions plus vivre dans une ville complètement détruite. Nous avons donc décidé… J’ai décidé que nous devions fuir par tous les moyens ».
Maxym, 18 ans, originaire de la région de Zaporizhzhia, se rappelle du jour de l’invasion :
« Le 24 février, j’étais à Enerhodar, mon frère m’a réveillé à 5h du matin en m’appelant depuis Kharkiv où il se trouvait. Il m’a dit, 'pourquoi tu dors encore ? la guerre a commencé !' On était terrifiés ! Les Russes ont envahi la ville, tout approvisionnement en nourriture a été stoppé, on ne savait pas du tout ce qui se passait à la centrale nucléaire après que l’unité de contrôle ait été touchée par un missile..c’était horrible ».
La tâche colossale du musée virtuel d’histoire orale n’est qu’une des nombreuses initiatives de documentation des événements. D’autres organisations recensent elles aussi les milliers de témoignages d’Ukrainiens. Une façon d’établir la vérité, pour Natalia Yemchenko :
« Lorsqu’un récit oral n’est pas unique, lorsqu’il y en a des centaines de milliers, alors il devient source de vérité, et cette vérité ne peut être niée, parce que dans chaque histoire il y a un nom, des yeux, un visage et il y a une voix que vous ne pouvez pas taire, vous ne pouvez pas tout remettre à zéro et dire "cela n'est pas arrivé".»
Ces milliers de voix ukrainiennes servent à enrichir la mémoire nationale, l’Histoire collective, et à lutter contre l’oubli des victimes. À terme, ces sources pourront également servir à la justice internationale pour juger les responsables des crimes commis sur le sol ukrainien.
Le reportage est aussi à retrouver dans Accents d'Europe
À lire aussiL'Ukraine au défi d'une guerre longue?
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne