Chemins d'écriture

Découvrir la dignité humaine des mots, avec la Sud-Africaine Antjie Krog

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Mondialement connue depuis la publication de ses reportages riches en émotions recensant les travaux de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud à l’antenne de la South African Broadcasting Corporation (SABC), Antjie Krog est avant tout poète. Elle est l’auteure d’une quinzaine de recueils de poésies dont les thèmes vont de la critique de l’apartheid au féminisme, en passant par le corps vieillissant, la cause des marginaux, mais aussi le paysage comme métaphore et l’écologie. La question de l’écologie est au cœur de son recueil Messe pour une planète fragile, qui vient de paraître en français, traduite de l’afrikaans par Georges-Marie Lory.

Voix forte de la poésie afrikaans, Antjie Krog est mondialement connue depuis sa recension riche en émotions des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud.
Voix forte de la poésie afrikaans, Antjie Krog est mondialement connue depuis sa recension riche en émotions des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud. © Antjie Krog
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Écrivaine, mémorialiste, journaliste de renom, la Sud-Africaine Antjie Krog est une femme aux nombreux talents. Mais dans son pays, elle est surtout connue comme poétesse. Plusieurs fois primée, Antjie Krog est l'héritière de la grande tradition de la littérature en langue afrikaans dont les figures emblématiques s’appellent André Brink ou Breyten Breytenbach.

Née en 1952 dans la ville aurifère de Kroonstadt dans l’État libre d’Orange, Antjie Krog écrit de la poésie depuis sa plus petite enfance, pour combler sa solitude, comme elle le dit dans ses mémoires A Change of Tongue, publiées en 2003. Elle écrit aussi pour donner de la voix à sa sensibilité poétique face à la beauté des paysages et des êtres.

Elle aime à raconter comment, à l’âge de 7 ou 8 ans, elle a pris conscience de la force des mots et du rapport privilégié qu’elle entretient avec la parole poétique. « Je n’avais pas pleuré lors des funérailles de ma grand-mère, se souvient-elle, mais j’ai éclaté en sanglots en relisant à quelques semaines de distance ce que j’avais écrit dans mon journal intime à cette occasion. Je me suis rendu compte alors que j’étais plus sensible à la puissance des mots qu’à la réalité nue. »

« Mandela, ma mère et moi »

« Ma mère n’était pas étrangère à ma venue à la littérature », déclare l’écrivain. Et d’ajouter : « Elle était une grande lectrice des littératures du monde entier. Du coup, j’ai grandi au milieu des bibliothèques remplies de romans écrits par des auteurs russes, allemands ou néerlandais. La littérature en langue afrikaans était alors à ses balbutiements, mais ma mère achetait tout ce qui lui tombait sous la main. Elle avait ainsi lu Breytenbach dès la sortie de son premier livre. Souvent, elle nous récitait des poèmes en afrikaans. Je peux donc dire que la littérature a toujours fait partie de ma vie. »

En effet, longtemps, la petite Antjie s’était endormie en écoutant sa mère réciter des poèmes en afrikaans. Une langue gutturale, dont les mots viennent claquer dans l’oreille et émeuvent par ses sonorités puissantes. Mais la belle entente entre mère et fille vole en éclats lorsque Antjie publie dans le magazine de son école un poème célébrant l’amitié au-delà de la barrière raciale. « Un jour, imaginait-t-elle, noirs et blancs, main dans la main apporteront amour et paix dans mon beau pays ».

La poétesse balbutiante avait tout juste 18 ans. En pleine saison de ségrégation, son poème fit scandale, grossi par les médias. Les échos de la controverse soulevée par le poème parviendront jusqu’aux oreilles de Mandela, emprisonné alors pour la vie dans la lointaine Robben Island. « Si une jeune Afrikaner émet de tels vœux, tout n’est pas perdu dans ce pays », aurait déclaré le futur Madiba à ses compagnons d’infortune.

Antjie Krog se définit comme une poétesse rebelle, mais elle reconnaît qu’à l’époque ce n’était pas tellement le sentiment de révolte qui l’avait poussé à écrire ces vers, mais plutôt un sentiment d’incompréhension face à l’injustice. « Non, ce n’était pas de la révolte, précise-t-elle. Sincèrement, je croyais alors que tout le monde partageait ma façon de voir, mais j’ai vite déchanté. La société était encore conservatrice et ne voulait pas que ça change. Quant à ma mère, elle avait toujours fait preuve d’une grande ouverture d’esprit à l’égard de mes écrits. Mais après le scandale du poème, elle s’est imaginé que j’avais de mauvaises fréquentations. On m’a donc inscrite dans une université conservatrice dans l’espoir de me voir revenir sur le droit chemin. J’ai aussi reçu à l’époque beaucoup de courriers, envoyés par des hommes et femmes noirs ou de confession juive. Je me suis dit en parcourant ces lettres que le rêve dont j’avais fait part dans mon poème n’avait rien de répréhensible, du moins aux yeux d’une bonne partie de la population de mon pays. »

Devenir poète

Contrairement aux attentes de la famille Krog, la fréquentation des milieux éducatifs conservateurs ne guérira pas leur fille de son intérêt pour les marginaux, les ségrégués, ou pour la cause des femmes. Elle deviendra poète et publie en 1970 son premier recueil. Dans sa poésie, elle revient de manière récurrente à ses thématiques de prédilection, mettant en scène ses positions politiques radicales à travers une écriture sensuelle et ludique. Ses recueils ont des titres énigmatiques et sombres : Ni pillard, ni fuyard (Le Temps qu’il fait, 1984), Une syllabe de sang (Le Temps qu’il fait, 2013), pour ne citer que les volumes traduits en français.

Avec une quinzaine de recueils de poésies en afrikaans à son actif, dont le premier date de 1970, Antjie Krog s’est imposée comme la voix la plus marquante de sa génération. C’est d’ailleurs l’un de ses poèmes, « Le Chant du griot », qui était lu à la cérémonie d’investiture de Nelson Mandela en 1994.

Paradoxalement, ce sont ses mémoires en prose qui ont fait connaître Antjie Krog dans le monde entier. Ces mémoires, intitulées La Douleur des mots, sont composées de témoignages des victimes et des bourreaux de l’époque de l’apartheid, mais aussi de réflexions sur l’Histoire et le devenir de l’Afrique du Sud démocratique. Ouvrage pour le moins atypique, il reprend en poète et en penseur le travail de recension journalistique des travaux de la Commission vérité et réconciliation que l’auteure avait fait pendant près de deux ans, entre 1996 et 1998, à l’antenne de la radio nationale sud-africaine. À la fois document historique et texte littéraire, « ce livre vaudra peut-être un jour à son auteure le prix Nobel de la littérature », estime son traducteur français Georges Lory.  

Retour à la poésie

Vient de paraître en français un nouveau recueil de poésies d’Antjie Krog, intitulé Messe pour une planète fragile. Dans cette toute dernière création de la poétesse sud-africaine, se mêlent les préoccupations majeures de cette dernière : l’avenir de la planète, la cohabitation des riches et des pauvres, mais aussi le devenir de la langue afrikaans dans la survie de laquelle Antjie Krog voit l’assurance du renouveau de la littérature sud-africaine post-apartheid.

« Les pionniers de la littérature en afrikaans, se souvient-elle, pratiquaient une langue très formelle. Puis, pendant les années d’apartheid, l’afrikaans était devenu un idiome dur et standardisé. Depuis 1994, cette langue a beaucoup évolué, dans la mesure où la majorité des locuteurs proviennent désormais de la population noire ou métisse. Leurs manières de parler, leur vocabulaire, leurs accents constituent aujourd’hui la norme dominante. Qui plus est, ces nouveaux locuteurs sont issus des quartiers délaissés, qui n’ont jamais eu de voix au chapitre. Par conséquent, la littérature en afrikaans s’est enrichie de visions jusque-là totalement inédites dans cette langue. »

Pour la poétesse, ce renouveau littéraire passe aussi et surtout par la langue, par le travail sur la matérialité de la langue, comme elle l’explique dans le poème inaugural de son nouveau recueil, consacré aux « griots ». Elle a fait de ces derniers ses modèles, qualifiés d’« ébénistes de la mémoire », qui travaillent « la dignité humaine des mots/la noblesse du verbe ».

Les modèles d'Antjie Krog sont aussi les grands auteurs de langue afrikaans, surtout Breytenbach, qui ont fait de l'écriture à la fois arme de combat et condition de survie personnelle face à la violence et aux agressions d'un monde extérieur invasif. Comme pour ses aînés, la poésie est devenue un outil de reconstruction personnelle aux mains de la poétesse de Kroonstadt, qui a vécu de près la déchéance spirituelle de sa communauté pendant les années d'apartheid, s'inquiétant de garder son humanité intacte face au maëlstorm de l'Histoire. « C'est seulement lorsque j'écris que tout ce qui est un peu bancal en moi commence à faire sens, confie-t-elle. Dans ma vie au quotidien, je suis toujours dans l'excès ou dans le manque. Je ne suis pas assez ceci, pas assez cela. Je me sens comme une personne déformée jusqu'au moment où je m'installe pour écrire. Et là, tout d'un coup, tout s'éclaire pour moi. »

 

Lire Antjie Krog en français :

  • Messe pour une planète fragile et autre poèmes, traduit de l’afrikaans par Georges-Marie Lory. Éditions Joca Seria, 2021 (poésies)
  • Une syllabe de sang, traduit de l’afrikaans par Georges-Marie Lory. Éditions Le Temps qu’il faut, 2013 (poésie)
  • Ni pillard ni fuyard, Éditions Le Temps qu’il faut, 2004 (poésies)
  • La douleur des mots, traduit de l’anglais par Georges-Marie Lory. Éditions Actes Sud, 2004 (prose)

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