Au cœur des ténèbres, avec la Franco-Mauricienne Nathacha Appanah (2e partie)
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Ce dimanche, RFI vous propose le second volet de l’entretien avec Nathacha Appanah. L’écrivaine d’origine mauricienne est en lice cette année pour le prix Goncourt avec son douzième ouvrage La nuit au cœur, une œuvre éblouissante d’interrogation et de justesse. Ni récit, ni témoignage, ce texte a pour thème l’énigme du féminicide conjugal. Victimes de violences de leurs compagnons qu’elles ont pourtant aimés et admirés, les héroïnes de Nathacha Appanah plongent, inconsolées, dans la nuit noire du désespoir. Suite de l’entretien avec l’auteure.

RFI : Elles s’appellent Chahinez, Emma et puis Nathacha comme vous. Qu’est-ce qu'elles ont en commun, vos trois héroïnes dont les histoires sont entrelacées dans ces pages ?
Nathacha Appanah : Qu'est-ce qu'elles ont en commun ? Elles ont plein de choses en commun. Peut-être une certaine jeunesse, pour commencer. Elles ont aussi en commun l'envie de vivre, le désir de faire de leur vie quelque chose, une vie à modeler à leur manière. Elles ont en commun une ambition, certes différente d’un personnage à l’autre, et bien sûr leur libre arbitre. Ensuite, elles ont des choses terribles en commun. Elles ont en commun l’homme qu'elles ont aimé et qui se révèle être quelqu'un de, d’abord de jaloux... Ça commence toujours comme ça. Ensuite de très possessif et autoritaire. Quelqu'un qui est « contrôleur » dans le sens stricto sensu du terme, donc qui contrôle chacun de leurs mouvements. Un homme qui est manipulateur, un homme dominateur, un homme qui ne supporte pas autrui dans la vie de ces femmes-là et donc qui les isole, un homme qui leur prend leur esprit, mais également leur corps comme étant un territoire. Malheureusement, elles ont ça aussi en commun. Et en dernier lieu, elles ont en commun, comme pour retrouver le désir qu'elles avaient auparavant, le courage d'autres choses. Chahinez Daoud avait quitté son mari, avait décidé de divorcer. Emma avait tenté de le quitter plusieurs fois et le lui avait dit. Et cette autre jeune fille que j'ai été, qui s'appelle Natacha, qui est mon nom, avait aussi décidé de quitter son compagnon. Et dans cette décision de quitter, il y a plusieurs choses. Quitter quelqu’un, ça peut durer très longtemps. Dans nos sociétés où il y a un semblant d'égalité, on croit que c'est facile de se séparer. Mais ça prend du temps de quitter quelqu'un parce qu'il faut le quitter totalement. Il faut quitter le foyer qu'on a construit, il faut quitter l'image que les enfants ont de ce foyer-là. Il faut aussi quitter en ayant l'assurance d'être en sécurité. Et nous trois, nous avons quitté sans l’assurance de cette sécurité, et nous avons couru vers une issue qui n'en a pas été une. L’issue se révèle être tragique, fatale pour Emma et Chahinez. Moi, j'en suis sortie.
Et vous avez écrit…

Vous savez, j'écrivais avant, j'écrivais avant de connaître cet homme. Et j'écrivais beaucoup. C'est quelque chose qui ne m'appartient qu'à moi. J'ai commencé à écrire quand j'avais treize ans. Puis, j'ai rencontré cet homme qui disait m'aimer parce que j'écrivais, parce que lui aussi il écrivait. Et notre amour s'est développé là-dessus. À partir du moment où j'ai commencé à vivre avec lui, à partir du moment où il m'a enserré, j'ai arrêté d'écrire. Et quand je l'ai quitté, j'ai essayé par tous les moyens de retrouver celle que j’étais, celle qui écrivait. Et j’ai écrit plein de choses, des nouvelles, de la poésie, j’ai relu mes classiques préférés. Pour moi, c’était une façon de sentir que j’étais vivante !
Vous poursuivez votre œuvre littéraire avec La nuit au cœur qui n’est ni un roman ni un livre de témoignage. Diriez-vous que c’est plutôt une réponse littéraire à la violence que vous avez subie ? Vous avez dit : « Je voulais le transformer, lui, sa chair, son visage, ses paroles, ses actes, sa structure humaine et faillible, en matière littéraire ». Comment transforme-t-on le vécu en matière littéraire ?
Pour moi, « littérature » est un mot nu, un mot sincère, un mot authentique. Il n’y a rien de grandiloquent là-dedans. Pour moi, ce mot renvoie aux livres qui m’ont touché depuis ma découverte de la littérature à 13 ans. En écrivant mon livre, je souhaitais, je tentais, j’espérais que ce livre-là soit à son tour un livre généreux comme tous les livres que j’ai aimé lire, que tout le monde puisse s’y retrouver, s’y sentir accueilli ou rejeté aussi. J’ai eu l’impression d’avoir écrit ce livre debout sur mes autres livres, dans le sens où j’avais assez d’exercices ou de pratiques pour pouvoir l’envisager. Vous avez commencé votre question en me demandant si ce livre était une réponse à ma souffrance. Voyez-vous, la littérature n’est pas pour moi un lieu de réponse. Elle n’a pas à apaiser, ni à consoler du mal que nous fait la vie. C’est avant tout et c’est comme ça que je la pratique, un lieu d’exploration, de nuance et de complexité. Elle se place en biais, par en dessous pour nous aider à mesurer la complexité de la vie.
Il est aussi beaucoup question dans ce livre de l’impossibilité de raconter, de l’indicible de l’expérience…
L'impossibilité, je dirais l'impuissance du langage. Oui, je me suis trouvée confrontée à cela. Pour moi, depuis mon premier roman, la langue est la question première, sinon essentielle. En écrivant La nuit au cœur, je me suis posé la question comment cette langue sera mise à l’épreuve de ces trois histoires. J’y ai répondu en écrivant aussi sur le langage, sur la langue, sur la manière de dire. Je m’étais dit qu’au fur et à mesure que j’avancerais dans l’écriture, je supprimerais ces parties. Trouver le mot juste était une manière pour moi d’avancer dans le texte. Je me suis très vite rendu compte chemin faisant que je n’écrivais pas seulement ce livre, mais aussi l’ombre de ce livre. Le fantôme de ce livre, comme je pourrais dire ces deux femmes, Chahinez Daoud et Emma, ont été mes fantômes.
La nuit au cœur, par Nathacha Appanah. Gallimard, 285 pages, 21 euros.
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