Chemins d'écriture

Littérature: descente dans les bruits et la fureur de Lagos, avec Tola Rotimi Abraham

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Passée par le programme d’écriture créative de l’université d’Iowa aux Etats-Unis, la Nigériane Tola Rotimi Abraham nous livre avec son premier roman, Black Sunday, un ouvrage de fiction étonnamment abouti. Un début prometteur.

Originaire de Lagos, l'écrivaine Tola Rotimi Abraham vit aux Etats-Unis. Black Sunday est son premier roman qui est paru cet automne en traduction française, aux éditions Autrement.
Originaire de Lagos, l'écrivaine Tola Rotimi Abraham vit aux Etats-Unis. Black Sunday est son premier roman qui est paru cet automne en traduction française, aux éditions Autrement. © Carole Cassier
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 « On s’entraînait pour mon audition. J’espérais devenir la présentatrice d’une émission humoristique. […] Je ne connaissais personne à la radio, Chill FM. Le jour de l’entretien […], j’ai découvert avec horreur que nous étions au moins trente à auditionner pour le même poste. La salle d’attente était remplie de filles. […] L’une d’elles s’est assise à côté de moi. Elle a plongé la main dans la poche de son jean et en a tiré un paquet de chewing-gums Orbit. Elle l’a tendu vers moi. J’ai souri avec reconnaissance. […]

-  Il n’est pas ouvert.

- Je ne t’en proposais pas vraiment. Tu étais juste censée dire non merci, a-t-elle répondu en riant.

Elle a déchiré la cellophane, a pris deux chewing-gums et l’a remis dans sa poche. »

Ainsi parle Ariyike, héroïne de Black Sunday, l'un des nouveaux romans à nous parvenir du Nigeria. Son action se déroule dans l'univers impitoyable de Lagos, grande métropole nigériane. Ses cruautés, ses injustices petites et grandes, ses inégalités sont restituées avec une formidable économie de moyens, dans les pages de cet opus.

Black Sunday est un roman sur les blessures sociales, les dérives et la rédemption ratée. Il frappe aussi par sa forme chorale, constituée d’une série de nouvelles liées entre elles par l’unité de lieu (Lagos) et l’unité de destins. Au cœur du livre, quatre enfants d’une famille de classe moyenne tombée dans la précarité, faisant l’apprentissage de la survie. A travers les quelque 329 pages du roman, on suit leurs trajectoires, à la fois communes et séparées.

Black Sunday est le premier roman sous la plume de la Nigériane Tola Rotimi Abraham, une primo-romancière bourrée de talents. Celle-ci fait partie de la nouvelle génération d’écrivains nigérians qui ont émergé à partir des année 1990 et dont les plus connus s’appellent Chimamanda Adichie ou encore Teju Cole. S’inscrivant dans la riche tradition romanesque nigériane incarnée par Chinua Achebe ou Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature 1986, cette génération montante  est en train de porter la fiction africaine anglophone à de nouveaux sommets d’imagination narrative. Elle puise son inspiration dans les contradictions et les promesses de la société contemporaine.

Le « Farafina workshop »

Née à Lagos, Tola Rotimi Abraham a grandi dans la métropole nigériane, à l’ombre de ses gratte-ciel et sa vitalité bruyante et chaotique. Elle vit aujourd’hui aux États-Unis, où après avoir suivi un cursus en « creative writing » (« écriture créative »), elle se consacre pleinement à l’écriture.

Aux dires de l’auteure, faire une carrière littéraire n’était pas une option encouragée dans son milieu, celui de la classe moyenne nigériane. Aux yeux de sa famille, l’écriture est la cinquième roue du carrosse. « C’est parce qu’on a raté ses études qu’on devient écrivain », lui a-t-on martelé pendant son adolescence. Sous la pression familiale, la jeune femme a dû faire des études de droit. Elle a même exercé comme avocate dans son pays avant de pouvoir partir vivre en Amérique pour réaliser son rêve de toujours.

 « Pour moi, le tournant a été lorsque j’ai participé au Nigeria à un atelier d’écriture, le “Farafina workshop” dirigé par Chimamanda Adichie, se souvient la primo-romancière. L’atelier a duré tout un week-end. L’exercice consistait à produire un texte et à le présenter aux autres participants. La présentation était suivie d’échanges sur la création littéraire. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je pouvais bien écrire mais, finalement, j’ai présenté l’histoire d’une jeune fille, dotée de pouvoirs de métamorphose. Le public a adoré, il a beaucoup ri. Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression d’aller dans le sens de ce que je voulais réellement faire de ma vie. 

La concupiscence des hommes

« La mère est d’or, le père est un miroir ». Le roman d’Abraham s’ouvre sur ce proverbe yoruba, placé en exergue. La poésie, les légendes sont, en effet, très présentes dans Black Sunday. Peter, le cadet de la fratrie, dont le livre raconte l’odyssée, espère se sauver par son amour pour la poésie. Quant à la vieille grand-mère qui a recueilli les enfants après la fuite des parents, elle tente de leur faire oublier leur « ibanuje », (« tristesse » en yoruba), en leur racontant des contes et des légendes puisés dans le folklore traditionnel.

Or l’essentiel du roman est ailleurs. Il est dans le sentiment d’abandon et les traumatismes d’enfance que les protagonistes apprennent à vivre avec, essayant de surmonter tant bien que mal les épreuves et les humiliations. « On est à Lagos, pas dans l’El Dorado. Il n’y a pas de contes de fées, chez nous », rappelle le narrateur.

Tola Rotimi Abraham a construit son roman de manière chorale en alternant les voix des quatre enfants : les deux sœurs jumelles Bibike et Ariyike et les deux frères cadets, Peter et Andrew. La vie est rude pour le quatuor, abandonné par leurs parents et grandissant dans le délabrement et la pauvreté. Les moyens limités de la grand-mère à qui ils ont été confiés ne suffisent pas à leur assurer le minimum vital.

La vie est particulièrement cruelle pour les deux sœurs. Évoluant dans une société patriarcale, les jumelles subissent de plein fouet la domination et la concupiscence des hommes, mais elles refusent d’être des victimes soumises. Leur résilience face aux abus sexuels, mais aussi face à l'Église évangélique toute-puissante et ses pasteurs aussi suaves que manipulateurs, est sans doute le véritable sujet de ce roman. Animées par un puissant instinct de survie, les femmes de Tola Rotimi Abraham ne s’avouent jamais vaincues. Elles rient de leurs malheurs. C’est, comme le note l’un des personnages, « le genre de rire qu’on a quand la situation n’a rien de drôle, mais qu’on est gaie et résiliente et qu’on veut la montrer ».

Plus qu’un roman réussi

Impitoyablement, Black Sunday brosse le portrait sans compromis d’une société gangrenée par l’argent, le désir de puissance et l’avidité sexuelle. Derrière la noirceur, il y a la lumière de l'écriture qui révèle les hypocrisies et éclaire les tréfonds des âmes endolories.

Passée par le célèbre programme d'écriture créative de l'université d'Iowa, Tola Rotimi Abraham s'est fait connaître en publiant des nouvelles et des essais, avant de s'aventurer avec Black Sunday dans la fiction longue. « A Iowa, j’ ai appris, lors d’un atelier consacré au roman, se souvient-elle, qu’un roman réussi repose sur une dynamique narrative à souffle long et une tension dramatique durable. Il faut aussi que les chapitres du livre aient leur propre cohérence et rythme, tout en s’inscrivant dans la dynamique globale qui porte l’intrigue. »

L’art de Mlle Abraham est tout en subtilités, sans exubérance. Dans son roman, faisant siennes les leçons qu’elle a apprises à l'université, elle croise les voix des dominés et des dominateurs, à l’origine de la tension narrative qui porte son récit jusqu’à l’explosion finale libératrice. Elle se nourrit aussi de ses lectures de Toni Morrison, de l'Haïtienne Edwige Danticat et surtout de son aïnée Chimamanda Adichie. Il y a des résonances du premier roman de cette dernière dans sa fiction. «Oui, il y a des ressemblances, reconnaît la primo-romancière. Comme dans L'Hibiscus pourpre d'Adichie, on retrouve dans mon livre des parents extrêmement religieux et le thème des traumatismes qui remontent à l'enfance. Ayant moi-même été victime d'abus dans le cadre de la religion, je me reconnais dans mes personnages. En particulier, ce que vivent les protagonistes féminins de mon récit n'est pas très éloigné de l'expérience que moi-même j'ai pu connaître.»

La force de Tola Rotimi Abraham est d'avoir su transmettre l'authenticité de la vie nigériane. A la fois témoignage et fiction, porté à l'incandescence par l'originalité de son écriture, Black Sunday est plus qu’un roman réussi. Il est la promesse d’une œuvre majeure à venir.


Black Sunday, par Tola Rotimi Abraham. Traduit par Karine Lalechère. Éditions Autrement, 327 pages, 21,90 euros.

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