Chemins d'écriture

Au cœur des silences et des désespoirs des migrants nigérians, avec Chika Unigwe

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Auteure de quatre romans et d’un recueil de nouvelles, Chika Unigwe partage sa vie entre le Nigeria et les États-Unis où elle vit aujourd’hui après avoir habité pendant une quinzaine d’années la Belgique. Son roman, On Black Sisters’ Street, qui vient de paraître en français sous le titre Fata Morgana, a imposé cette écrivaine comme l’une des voix majeures des lettres africaines.

L'écrivaine nigériane Chika Unigwe en studio à RFI (avril 2022)
L'écrivaine nigériane Chika Unigwe en studio à RFI (avril 2022) © Catherine Fruchon-Toussaint/RFI
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« Le monde était exactement tel qu’il devait être », ainsi commence Fata Morgana. Avec cette ironie cinglante sur la condition humaine. Le monde était très loin d'être ce qu'il devait être. C'est précisément le décalage entre le monde tel qu'il est et tel qu'il doit est le véritable sujet de ce roman.

Fata morgana, ce qui signifie en flamand « mirage » ou « illusion » est le premier roman à être traduit en français de la Nigériane Chika Unigwe. Paru en anglais en 2009, ce récit émouvant raconte la vie riche en espérances et drames de quatre prostituées nigérianes à Anvers. Fata Morgana a fait connaître Chika Unigwe à travers le monde anglophone.

« Let’s talk about sex »

Ses protagonistes, Sisi, Ama, Efe et Joyce « tapinent » dans le quartier chaud d’Anvers. Victimes, consentantes pour certaines, d’un trafiquant de chair fraîche de Lagos, les quatre femmes ont débarqué en Belgique, rêvant de pouvoir voler de leurs propres ailes, une fois leurs dettes envers leur « protecteur » nigérian acquittées. Le roman s’ouvre sur la découverte du cadavre de Sissi, brutalement assassinée. Ce fait divers tragique est le point de départ de ce roman choral dans les pages duquel se croisent et s’entrecroisent les histoires de ce quatuor au féminin, cherchant leur salut dans le mirage de l’Europe.

Née à Enugu, au Nigeria, Chika Unigwe a vécu pendant une quinzaine d’années en Belgique où dans les années 1990 elle avait accompagné son mari, un ingénieur flamand. Elle nourrissait déjà de grandes ambitions littéraires, mais elle était loin d’imaginer qu’elle serait un jour amenée à écrire sur la prostitution.

La romancière aime à raconter que dans sa famille catholique au Nigeria, particulièrement pieuse, il était interdit de prononcer le mot « sexe ». « Quand j’étais adolescente, j’adorais la chanson Let’s talk about sex de Salt-N-Pepa », a-t-elle raconté au micro de RFI. L’adolescente contournait la difficulté en remplaçant le mot « sexe » par « bread ». « Let’s talk about bread » sonnait moins scabreux aux oreilles parentales !

 C’est pendant un trajet à Bruxelles que la romancière fut témoin, pour la première fois, du triste sort des femmes africaines s’exposant en bustier de dentelle et cuissardes dans les vitrines, dans le quartier des bordels de la capitale belge. Le livre est né de plusieurs mois d’enquêtes que l'auteur a menées auprès des prostituées, afin de mieux comprendre les trajectoires, les motifs familiaux et personnels qui poussent les femmes nigérianes à partir en Europe faire le commerce de leurs corps. Le résultat est une plongée époustouflante de vérité dans le nu de la vie, dans un style qui mêle avec brio le pathos et la verve.

Cheminement

« Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu écrire », confie la romancière. Son père a longtemps gardé, dans son musée familial, les journaux intimes de sa fille ainsi que ses premiers cahiers d’écriture, qui comportaient beaucoup de poésie. C’est en effet par la poésie que Chika Unigwe est entrée en littérature. Elle a publié son premier poème à l’âge de 15 ans, dans une anthologie influente de poésies nigérianes, parue en 1989. Dans la foulée, sont parus deux recueils de poésie, Teardrops en 1993 et Born in Nigeria en 1995, deux volumes de mélange éclectiques de sensibilités « qui ne reflètent en rien mes préoccupations d’aujourd’hui ni mon style », prévient l’auteure.

Passée à la fiction depuis belle lurette, Chika Unigwe n’a pas pour autant renoncé à la poésie. « La poésie est plus difficile à écrire, ce qui fait que je n’en écris presque plus, confie-t-elle. Mais je continue à lire la poésie et j’écris un poème tous les ans. Par ailleurs, dans les cours d’écriture créative que je donne, je recommande à mes étudiants de lire de la poésie. La poésie nous apprend à distiller les mots et à dire l’être et le monde avec une remarquable économie de moyens. Il y a dans la poésie un souci de brièveté et de concision. Les romanciers feraient bien de s’en inspirer. »

Si dans ses productions poétiques la jeune Chika Unigwe célébrait l'amour et d'autres sujets intimes, ses romans se veulent engagés. La question du déracinement est au cœur de la fiction de Chika Unigwe. La romancière s’est emparée de la thématique de la migration africaine dont elle raconte les drames et les impasses à travers des récits poignants. Ses protagonistes ont souvent des femmes.

La solitude des migrantes s'efforçant de se reconstruire malgré les affres de l’exil et le racisme, était le sujet de son premier roman, The Phoenix, au titre ô combien significatif. Un récit puissant, novateur, quasi-autofictionnel, comme l’auteure l’explique au micro de RFI : « L’héroïne de mon tout premier roman est une migrante nigériane, qui a perdu son fils. Elle doit apprendre à vivre avec cette perte dans un pays étranger où le deuil est vécu très différemment de chez elle. C’était une inquiétude que j’ai connue moi-même quand j'ai quitté le Nigeria. En Belgique où je me trouvais, le deuil de l’être disparu se fait selon un décorum qui n’a rien à voir avec ce que je connaissais au Nigeria. Il est plus discret. On n’a pas le droit de crier. J’aime explorer, dans mes romans, les mystères de la vie et les questions existentielles qui me taraudent personnellement. »

Chika Unigwe a aussi écrit un roman historique, basé sur les Mémoires d’Olaudah Equiano, esclave noir qui vécut dans l’Angleterre du XVIIIe siècle et devint célèbre en tant que leader du mouvement abolitionniste. Le récit que lui consacre la romancière s’attarde sur les aspects intimes de la vie d’Equiano, en particulier son souci de s’intégrer dans sa société d’accueil et son long deuil à la suite du décès de sa femme, qui était, elle, blanche et d’origine britannique. Au-delà de la figure publique, ce sont ses interrogations personnelles sur la place de l’homme noir dans une société occidentale, le racisme et le trafic humain qui font d’Equiano, selon la romancière, une personnalité très contemporaine.

« La belle et grande civilisation igbo »

Auteure aujourd’hui de quatre romans et d’un recueil de nouvelles, Chika Unigwe appartient à la nouvelle génération d’écrivains nigérians dont les figures majeures ont pour nom Chimamanda Adichie, Teju Cole, Helom Habila, pour n’en citer que ceux-là. Cette génération se caractérise par son écriture ancrée dans l’ici et maintenant et le regard sans complexe qu’elle porte sur leur société. Une lucidité qu’elle doit, selon la romancière, aux auteurs qui l’ont précédée et qui a déblayé le terrain controversé sur l'histoire africaine.

 « J’ai grandi en apprenant à l’école l’histoire du Nigeria, qui commençait invariablement par la colonisation, se souvient-elle. En sortant de ces cours, j’avais l’impression qu’il n’y avait qu’un vide sidéral avant l’arrivée des colons. C’est en lisant Le Monde s’effondre de Chinua Achebe que j’ai compris que ce n’était pas du tout le cas. J’ai compris que pour asseoir leur domination, les colonisateurs avaient détruit au Nigeria la belle et grande civilisation igbo qu’ils avaient trouvée en arrivant. Pour notre génération, ce fut une découverte capitale, sans laquelle je ne serais sans doute pas devenue l’écrivain que je suis. Sans Le Monde s’effondre de Chinua Achebe, je ne serais pas ici en train de raconter les heurs et malheurs des femmes qui peuplent mes romans. Achebe a révélé la vérité sur le rapport de force que fut la colonisation. À notre tour, nous racontons les conséquences de cette servitude coloniale. »

En quoi les quatre protagonistes de Fata Morgana, roman plein de grâce et de gravité s’inscrivent dans l’histoire coloniale et postcoloniale du Nigeria ? C’est ce que nous verrons samedi prochain dans la suite de cette chronique consacrée à l’une des voix les plus prometteuses de la littérature africaine moderne.    

 


Fata Morgana, par Chika Unigwe. Traduit de l’anglais par Marguerite Capelle.  Globe, 304 pages, 23 euros.

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