Dans l’engrenage de la conquête coloniale à Madagascar, avec Michèle Rakotoson
Publié le :
Dans son nouveau roman Ambatomanga, la romancière malgache Michèle Rakotoson raconte la conquête coloniale de son pays au XIXe siècle, revisitant à travers la fiction les brutalités et la dévastation dont sa société ne s’est pas encore totalement remise. Auteure de plusieurs ouvrages de théâtre, nouvelles, essais, récits et romans, elle puise l’essentiel de son inspiration dans les réalités à la fois dramatiques et exaltantes de son Madagascar natal.
« Ma mère me disait toujours qu'à l'âge de deux ans, trois ans, je dormais la tête appuyée sur un livre. Elle, elle travaillait, elle était bibliothécaire et sa bibliothèque était juste en face de chez nous, sur la colline d'en face. Et je souffrais beaucoup de l'absence de ma mère. Donc, pour avoir un lien avec ma mère, j'avais des livres. Dès l'enfance, ça a été ma passion. C’est passionnant un livre, c’est passionnant un mot… »
Ainsi parle Michèle Rakotoson, l’une des voix littéraires majeures de Madagascar. Elle est née à Antananarivo en 1948, d'un père journaliste et d'une mère bibliothécaire. Elle a été elle-même journaliste, notamment au siège parisien de RFI pendant plus de vingt ans, avant de retourner s’installer dans son pays qu’elle avait dû fuir sous Didier Ratsiraka pour des raisons politiques. Restée militante dans l’âme, elle se consacre aujourd’hui au développement de l’édition solidaire dans le cadre d’un projet baptisé « Bokiko » qu’elle a initié, et qui réunit des associations culturelles de la diaspora et de Madagascar.
Michèle Rakotoson est venue à l’écriture dans les années 1970 en publiant Dadabé, une collection de trois nouvelles autobiographiques écrites d’abord en langue malgache, puis publiées en français en 1984. Ce premier livre était un hommage au grand-père de l’écrivaine qui fut médecin de campagne et que, petite fille, celle-ci accompagnait lors de ses tournées pour soigner ses malades. Encore aujourd’hui, elle nourrit une véritable vénération pour cet homme qui parcourait l’île pour distribuer des médicaments aux nécessiteux. « Un homme comme ça vous hante toute votre vie », confie la petite fille devenue depuis une écrivaine de renom.
Auteure de plusieurs ouvrages – romans, nouvelles, mais aussi pièces de théâtre, chroniques autobiographiques et essais – cette grande dame des lettres africaines et malgaches s’est vu décerner en 2012 par l’Académie française la Grande médaille de la Francophonie pour l’ensemble de son œuvre.
Une œuvre protéiforme
Quand l’on demande à Michèle Rakotoson ce qui fait la cohérence de son œuvre protéiforme, elle répond du tac au tac : « Madagascar… C'est la quête de Madagascar qui fait la cohérence de mon œuvre et c'est la quête de moi-même aussi parce que je suis une Malgache qui a vécu très longtemps en Europe, et qui, en même temps, quand elle rentrait chez elle, était Malgache parce qu'il était hors de question de parler français chez nous, il me fallait parler malgache. Donc au début, j'ai vécu ça comme un déchirement. Maintenant, c'est une identité. On a eu un mouvement littéraire, "mitady ny very" ("cherchez ce qui est perdu"). Ça peut être un mouvement nationaliste, mais je crois que c'est vraiment un mouvement de quête de soi-même, un mouvement de doute. Je crois qu'il faut avoir des doutes dans la vie, on avance avec les doutes ».
La quête de soi et du pays est l’une des constantes de l’œuvre de Michèle Rakotoson. Elle passe par le retour à l’enfance de l’auteure dans Dadabé, son premier ouvrage de fiction. Elle passe aussi par l’exploration des traditions ancestrales, notamment dans le roman Le bain des reliques, paru en 1988, où la romancière met en scène la tradition malgache de « fitamphoa », les secondes funérailles, et ce qui se joue dans cette cérémonie qui ne relève pas que de l’hygiène mortuaire. Plus mythe et conte que roman, Hennoÿ, son troisième opus, propose une traversée quasi dantesque de l’enfer, ce qui peut être lu aussi comme une interrogation sur le cycle de la vie et de la mort.
Selon les critiques, Michèle Rakotoson a atteint le sommet de son art avec Lalana, paru en 2002, et Juillet au pays : chronique d’un retour à Madagascar, publié en 2007. Le premier est un roman. D’une écriture hypnotique, ce road-novel trace le périple initiatique de deux amis vers la mer, symbole de liberté et de l’infini. Les protagonistes s’échappent ainsi de cette prison que sont devenues les sociétés africaines pour leur jeunesse. Récit autobiographique de réappropriation par l’auteure de son pays et de ses repères, Juillet au pays ressemble par endroit à un reportage. C’est en journaliste que Rakotoson raconte le silence des collines de son pays, la beauté des paysages et la dignité d’un peuple qui puise, dans les vestiges de son passé grandiose, la force de résister aux assauts d’un présent aussi mercantile que miséreux.
Déni de l’histoire
Entrée aujourd’hui dans l’âge des grandes aînées, l’écrivaine poursuit sa recherche du pays perdu et retrouvé dans son nouveau roman intitulé Ambatomanga, le silence et la douleur qu’elle a fait paraître l’automne dernier. Il s’agit d’un récit historique, avec pour sujet la conquête coloniale de l’Île rouge par l’armée française, dans la foulée du partage de l’Afrique par les puissances coloniales européennes réunies à Berlin en 1885, dont la France. Pour se venger d’une défaite humiliante que l’île lui avait réservé lors d’un premier affrontement et surtout pour établir sa tutelle sur ce petit pays récalcitrant, Paris dépêcha en 1895 une expédition militaire surarmée. Elle décima la population, bombarda ses monuments et ses lieux de pouvoirs et infligea la dévastation dans des villes, des villages et des rizières. Malgré son ampleur, cette tragédie continue d'être passée sous silence dans les livres d’histoire.
Selon Michèle Rakotoson, une chape de plomb pèse sur ce pan de l'histoire malgache. « C’est un traumatisme et comme tous les traumatismes, on n'en parle pas, explique la romancière. Il y a un déni de l'histoire et le déni, il fait partie de ceux qui ont été envahis. En fait, en ce moment, il y a beaucoup d'invasions. C'est toujours un peu le même processus. On casse d'abord les gens, après on arrive. Et puis, on continue à les démolir en disant que c'étaient des sauvages. J'ai choisi Madagascar parce que c'était chez moi une vieille plaie qu’il fallait que je soigne. On ne s'en sortira que quand on aura compris ce qui s'est passé. Qu'on arrête d'être dans la posture du petit sauvage victime. Non ! On a été des vaincus de guerre. »
L’histoire de l’invasion et la conquête de l’Île rouge est racontée dans Ambatomanga à travers les points de vue de l’esclave Tovoa et d’un jeune officier du contingent français, Frédéric Le Guen. Ce dernier a longtemps fait confiance aux stratèges militaires de Paris et à leurs discours sur la mission civilisatrice qui a fondé l’entreprise coloniale. Or, confronté aux affres de la guerre, les illusions du lieutenant s'estompent, lui permettant de prendre conscience de l’hypocrisie et la cruauté derrière les grands discours. Quant à l’esclave Tovoa qui connaît la société malgache de l’intérieur, il raconte sa violence, sa corruption, ses rivalités internes qui sont, selon lui, les causes de la dislocation de son pays, au même titre que « le Blanc, ses armes, sa puissance ».
Loin d’être un simple procès de l’Occident, Ambatomanga est le roman d’une historienne. Dans ces pages criantes de vérité et de fiction, Michèle Rakotoson ne fait pas que le procès de la colonisation, mais réussit aussi à faire entendre avec brio « le silence et la douleur » des hommes et femmes victimes de l’Histoire de part et d’autre de la ligne de fracture coloniale.
Ambatomanga, le silence et la douleur par Michèle Rakotoson. Éditions Atelier des nomades, 2021, 268 pages, 18 euros.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne